Georges Vigarello – Virilités sportives
George Vigarello, « Virilités sportives », dans Jean-Jacques Courtine (dir.), Histoire de la virilité. La virilité en crise ? Le XXème-XXIème siècles, Paris, Seuil, 2011.
Le sport comme système institutionnel est structurellement capitaliste, mais également patriarcal-viriliste [Paye ton sport], et ce depuis son essor au cours de la deuxième moitié du 19ème siècle : « Impossible […] d’ignorer une référence le plus souvent implicite, mais régulièrement présente dans ces premières pratiques sportives [des années 1870] : celle faite à la force, […] à la domination » (p. 231). George Vigarello nous permet avec son article de retracer l’histoire du sport sous l’angle de sa dimension viriliste-patriarcale, même si on contestera son interprétation. « Le sport apparaît comme le symbole même de la virilité » (Pierre de Coubertin, cité p. 232). Jusqu’à aujourd’hui, le sport, c’est une « égalité quelquefois peu reconnue ou peu acceptée entre homme et femme, par exemple ; un privilège médiatique fréquemment et fortement accordé aux pratiques masculines […]. Le sport actuel […] [demeure] le conservatoire particulier [de la virilité moderne] » (pp. 232-233).
Le sport ne veut en effet avoir affaire, au 19ème siècle et durant une partie du 20ème siècle, qu’à des hommes, des « vrais hommes ». Il est structurellement misogyne, homophobe, et survalorise des hommes qu’on peut affubler de surnoms comme « bouledogue », « sanglier », « bête de combat » (Garin, premier vainqueur du Tour de France, en 1904) ou encore « brute » (Faber, vainqueur du Tour de France), « bœuf », « terreur de la flotte », « l’homme de fer » (un sportif, pas Staline), « le boucher »… Le sport est une sorte de culte religieux de la virilité brutale : « La première caractéristique essentielle de l’olympisme moderne c’est d’être une religion » (Coubertin, cité p. 236).
Et en effet, « les premiers sportifs ne pensent quasiment pas le féminin. La pratique féminine demeure d’ailleurs longtemps cantonnée, rigoureusement orientée : gymnastique dansée […]. Très rares sont les pratiquantes, et très nombreuses sont les interdictions. […] Pierre de Coubertin voit dans le « véritable héros olympique l’athlète mâle individuel ». Le créateur des Jeux s’en tient à une stricte « exclusion ». Le propos est tranché : donner la femme en spectacle est « ambigu », la soumettre à l’effort physique est « excessif », l’exposer à la brutalité est « dangereux », faire appel à « ses nerfs » dans une compétition est « monstrueux » » (p. 237). Les femmes sont donc exclues du sport comme sphère socialement valorisée.
Le sport, c’est aussi une préparation à la guerre : « Les sports ont fait fleurir toutes les qualités qui servent à la guerre », déclare Coubertin en 1913, avant de devenir un zélé propagandiste de l’immense boucherie de 1914-1918. Le sport doit aussi éviter « le spectre d’une dégénérescence [de la race] » française. On lira là-dessus Jean-Marie Brohm, Pierre de Coubertin. Le seigneur des anneaux, Paris, Homnisphères, 2008, pour se faire une idée du fondateur de l’olympisme moderne.
Si Vigarello reste relativement peu critique vis-à-vis du sport, il est obligé de reconnaître qu’ « il existe à l’évidence un versant noir de la mobilisation « virile » par le sport : celui des sociétés totalitaires. […] L’ « homme nouveau » des dictatures européennes des années 1920-1940 est donné en « athlète ». Les stades sont présentés comme des terrains de métamorphose ; les partis dominants comme les maîtres des lieux. […] Une utopie de l’homme supérieur […] installe le militaire comme horizon de la culture musculaire […]. Les dirigeants mussoliniens se plaignent d’une Eglise ayant « ramolli, dévirilisé, désarmé » les Italiens. D’où « la préparation athlétique et militaire de la jeunesse » » (pp. 241-242). Vigarello est également obligé de mentionner « l’afligeant hommage rendu par Pierre de Couvertin […] aux organisateurs des jeux de Berlin : « Souvenirs de Beauté […], Souvenirs de Courage […], Souvenir d’Espérance […]. Que le peuple allemand et son chef soient remerciés pour ce qu’ils viennent d’accomplir » (p. 243).
La pratique sportive des femmes s’accroît lentement à partir des années 1920, mais l’athlète « féminin » doit être avant tout « gracieux » (p. 246) – et aujourd’hui encore il doit être « sexy ». Le sport permet parfois de remettre en cause certaines certitudes patriarcales, comme « lorsque l’Américaine Gertrud Ederlé bat le record masculin de la traversée de la Manche à la nage en 1926 » (p. 247). Mais cela demeure marginal, et à double-tranchant, puisqu’une grande partie des records mondiaux sont détenus par des hommes, justifiant idéologiquement l’inégalité de genre.
D’ailleurs, « le sport, par ses pratiques mimant ou incarnant l’agression, par ses gestualités abruptes, peut aussi demeure un conservatoire, le territoire de virilités anciennes, l’incarnation de « résistances » au renouveau » (pp. 247-248), admet enfin George Vigarello. Le sport reste un conservatoire viril, violent. Pour Drop, un journal de rugby : « Le rugby est un sport viril, une femme n’y a pas sa place ».
Si certaines sportives (Serena Williams, Florence Arthaud, Jeannie Longo…) donnent une image tout autre que celle des femmes stéréotypées de l’imaginaire patriarcal (petites, gracieuses, fragiles), et cassent ainsi utilement certains stéréotypes de genre, c’est au prix de l’acception d’un système qui, in fine, justifie l’inégalité de genre de manière générale par une inégalité des performances sportives. Certes, il devient difficile face aux performances des athlètes femmes de parler de « sexe faible », mais leurs moindres performances face aux hommes dans un grand nombre de disciplines olympiques justifie idéologiquement une (relativement) « supériorité » des hommes. Les femmes sportives se plaignent d’ailleurs d’être continuellement dévalorisées, d’être incitées à se faire « sexy », etc. (p. 254).
Le sport demeure donc une institution aux valeurs virilistes, et justifiant l’inégalité de genre au travers de l’inégalité des performances sportives. Les athlètes femmes ont certes réussi à montrer qu’elles aussi pouvaient être très fortes, très rapides, très adroites, cassant nombre de stéréotypes de genre au passage, mais sans parvenir à y mettre complètement fin. C’est sans doute en montrant leur force sur d’autres terrains, sur celui des luttes anti-patriarcales surtout, et en mettant fin au patriarcat, que l’ensemble des femmes (et non seulement des rares sportives) parviendront davantage à mettre fin aux stéréotypes de genre concernant leur prétendue faiblesse.
A. Paris