Donatella Di Cesare – Heidegger, les juifs, la Shoah
Donatella Di Cesare, Heidegger, les juifs, la Shoah. Les Cahiers noirs, Paris, Seuil, 2016
Di Cesare, après le choc de la parution des Cahiers noirs de Heidegger, en 2014, dans lesquels on retrouve des propos ouvertement antisémites, se propose de revenir sur ces écrits, et en particulier sur la période de 1931 à 1948, où l’on retrouve de nombreuses « analyses » relatives au judaïsme sous la plume du théoricien national-socialiste.
Entre politique et philosophie
Doit-on séparer l’engagement politique d’un philosophe de sa philosophie ?, questionne l’auteure. Heidegger s’est en effet inscrit le 1er mai 1933 au NSDAP, après avoir accepté la charge de recteur le 21 avril de la même année. Un simple accident, disent certains. Mais après certaines révélations des Cahiers noirs, il semble que l’antisémitisme de Heidegger, et son implication dans un projet meurtrier, soit plus structurel que ce qu’on avait pu penser d’abord.
Il se pourrait que l’antisémitisme de Heidegger s’insère plus généralement dans la question de l’oubli de l’être qu’il pose dans toute son œuvre. Et cela serait devenu très explicite avec les Cahiers noirs. En effet, le déracinement dit « juif », chez Heidegger, s’opposerait à la quête d’un « sol » ontologique à partir duquel la question de l’être se laisserait poser à nouveaux frais.
Di Cesare voudrait poser ces problèmes à la fois philosophiques et politiques, et même existentiels, en définissant une voie moyenne : contre les éloges excessifs d’un Fédier, qu’elle considère comme autant de dénis, et contre l’expulsion hors de la philosophie de Heidegger, d’un Faye, qu’elle juge antiphilosophique, elle voudrait définir la question des Cahiers noirs dans un cadre réellement analytique, jamais complaisant, mais qui saura poser plus largement les questions de l’antisémitisme dans la philosophie moderne et du développement au XXème siècle d’une logique meurtrière non indépendante de cet antisémitisme.
Philosophie et haine des juifs
Di Cesare revient donc en détails sur l’antisémitisme dans la philosophie moderne.
Luther n’était pas initialement antisémite, mais développa une haine anti-juive après qu’il échoua à convertir les juifs de son époque à la Réforme.
Il accusa les juifs d’être des menteurs impies, et préconise le port d’un signe distinctif, et l’incendie des synagogues.
Les « justifications » théologiques et métaphysiques de son antisémitisme, a posteriori, ne viennent que tenter de rendre « rationnelle » une haine viscérale d’abord suscitée par un échec politique contingent, voire par une vexation personnelle très relative. De même que les antisémites qui le suivront ne tenteront que de théoriser a posteriori ce qui est d’abord affect passif et vengeur arbitraire.
Herder [fondateur des « anti-Lumières » selon l’historien Zeev Sternell] définira de façon coupable le « peuple juif » comme peuple nomade incapable de développer un amour pour la patrie.
Fichte oppose au même peuple juif la nation allemande, « enracinée », et s’oppose à l’obtention par les juifs de droits civils stricts. Il préconise ironiquement, et abjectement, qu’on trouve leur terre promise, et qu’on les y envoie tous. Il envisage aussi qu’on les « dé-judaïse », en leur mettant des idées « non-juives » dans la tête.
Kant assimile « le » Juif à l’hétéronomie, à l’impureté des préceptes pratiques non-déterminés par la loi morale, au pur littéralisme, en somme, à ce qui n’est pas libre mais, dépourvu d’intériorité, soumis à l’extériorité contingente d’une loi simplement écrite. Là où le protestantisme et sa piété seraient du côté de l’autonomie de la loi morale, de la liberté et de l’intériorité pure.
Pour Hegel, le salut vient des juifs, mais le salut est refusé aux juifs. « Le » Juif avec Hegel porte la promesse mais ne comprend pas son sens. C’est le christianisme qui peut produire l’Aufhebung [dépassement, en allemand], ce qui suppose aussi que le judaïsme doit être supprimé, en même temps que sa promesse serait ici « conservée », dans un tel mouvement dialectique. Le souffle que l’Esprit hégélien doit insuffler à la Lettre de la Loi suppose que le dit « peuple » de la Loi devrait finir par s’évanouir par l’effet d’un tel souffle. Dans des cas extrêmes, cela peut signifier que le mouvement politique et historique qui voudrait s’engager dans une telle Aufhebung voudrait tout à la fois « abolir » les juifs en chair et en os, qui seraient devenus « anachroniques » après l’Aufhebung. On ne pense pas ici simplement à une simple « conversion » massive, déjà très violente, mais certains ont pu aussi songer à une extermination pure et simple. Arendt, dans le chapitre 2 de La crise de la culture, souligne ainsi le fait que toute idéologie moderne fondée sur une conception téléologique, hégélienne, de l’histoire, n’écarte aucun moyen pour produire l’Aufhebung, et s’engage bien vite dans la terreur totalitaire, où tous les moyens semblent devenus permis, dans la mesure où tout semble devenu « possible ».
Nietzsche accuse, dans la Généalogie de la morale, les juifs d’avoir distillé au sein de l’humanité quelque « esprit de vengeance » sournois, propre à une caste sacerdotale ayant pour projet l’inversion de toutes les valeurs.
Nietzsche critique le christianisme, mais en tant qu’il serait le judaïsme universalisé, et transmuté, de telle sorte que le projet « juif » d’une colonisation des affects aurait gagné en puissance. Le « nihilisme » juif primitif aurait accompli sa vocation dans le christianisme plus tardif, lequel ne serait qu’une façon de jeter une couronne de fleurs sur la haine juive primitive. L’anti-christianisme de Nietzsche est un anti-judaïsme « métaphysique », qui ressemblerait presque à un conspirationnisme « métaphysique ».
Avec tous ces philosophes, « le » Juif reste l’inversant, le sournois, le fourbe, le menteur. La « paix perpétuelle », « Aufhebung », « surhumanité », etc., qu’ils visent a de toute façon exclu toute judéité « mensongère », ce qui, à la suite de Luther, peut devenir un projet d’abolition, voire d’extermination, des juifs en chair et en os, au sein de projets politiques totalitaires déterminés.
La question de l’être et la question juive
L’Allemagne pour Heidegger doit prendre en charge le destin de l’être. De même, il devient très visible, avec les Cahiers noirs, que ce qui s’oppose à ce destin métaphysique du peuple allemand est la rationalité vide, l’esprit de calcul caractérisant le judaïsme. La question de l’être est ici renvoyée à la question juive par Heidegger.
L’axe gréco-allemand, plus largement l’axe européen, enveloppe selon Heidegger l’humanité concernée par la question de l’être, c’est-à-dire l’humanité tout court pour Heidegger, et ce qui s’oppose à cette humanité sera pour Heidegger la rationalité calculatrice, intrinsèquement juive, non-humaine, dépourvue de monde et de « sol ».
L’accélération, le déracinement, le tourbillonnement « dévalant », l’équivoque, la curiosité, le bavardage, tous ces modes de la « déchéance » que Heidegger décrit dans Être et temps lorsqu’il décrit la « quotidienneté moyenne » du Dasein, seraient des modes intrinsèquement diffusés par cet esprit instrumental « juif », comme on le comprend en lisant ces Cahiers noirs. « Le » Juif ne serait pas simplement la personne juive pour Heidegger, mais aussi une disposition interne à tout européen, disposition moyenne qui découlerait d’une « pernicieuse » colonisation « judaïque ». Le conspirationnisme « métaphysique » d’un Nietzsche se précise ici, ainsi que les alliances politiques avec des projets meurtriers d’extermination, comme on le sait aujourd’hui.
Mais le pire est à venir : s’opposant finalement à Hitler, Heidegger, après son engagement temporaire au NSDAP, croit reconnaître dans l’« hitlérisme » un tel « esprit calculant » « juif » à l’œuvre. La machination du camp de concentration industriel évoque pour lui la machination instrumentale « juive », si bien qu’il tente de décrire une auto-extermination juive de façon absolument abjecte et insensée. Au sein de ce processus, c’est le « peuple allemand » qui serait finalement le grand vaincu : l’esprit de calcul, « juif » ainsi donc, aurait eu raison de ce peuple pour qui « il en va en son être de cet être », jusque dans l’extermination elle-même des personnes juives en chair et en os.
La « pureté » kantienne, l’Aufhebung hégélienne, la noblesse nietzschéenne, auraient finalement accompli un destin, par l’extermination, qui aurait aussi été la perte de ce destin.
Tous les clivages et toutes les idéologies antisémites insensées de la modernité se rassemblent dans les dernières remarques de Heidegger à propos de l’extermination des juifs, et à propos de ce qu’il juge être une « défaite allemande ».
Conclusion
Cet ouvrage important de Di Cesare cible donc avec précision le passif antisémite de la philosophie moderne, jusqu’à sa nazification désastreuse et odieuse dans la « philosophie » de Heidegger.
Il ne cible hélas peut-être pas suffisamment les causes sociales et économiques d’un tel antisémitisme meurtrier. Comme l’explique Postone, en effet, l’antisémitisme est aussi et surtout, au sein de la modernité capitaliste, une façon pour les capitalismes nationaux de personnifier une catégorie abstraite qui menacerait les « économies réelles ». Le capital financier, « errant et déraciné », renverrait au « juif » calculateur et sans ancrage, pour ces économies nationales subissant des crises systémiques. On remarque d’ailleurs qu’un antisémitisme structurel resurgit lors de chaque crise du capitalisme, si bien que le passif antisémite de la vieille Europe n’est peut-être pas simplement derrière nous, mais bien aussi, hélas, devant nous, si nous ne ciblons pas avec précision de telles causes socio-économiques, pour mieux les prévenir.