Au-delà des Lumières capitalistes, contre l’extrême-droite anti-Lumières
Une critique émancipatrice des Lumières capitalistes (du libéralisme, du marxisme-léninisme, du fascisme et du nazisme), pour une pensée révolutionnaire au-delà des Lumières, et contre l’extrême-droite anti-Lumières (Alain de Benoist) – avec Benoît, militant d’Alternative Libertaire (théoricien critique, professeur de philosophie).
Une émission de novembre 2016 de critique émancipatrice des Lumières capitalistes (du libéralisme, du marxisme-léninisme, du fascisme et du nazisme), pour une pensée révolutionnaire au-delà des Lumières (Adorno, Horkheimer, Kurz, Trenkle), et contre l’extrême-droite anti-Lumières (Alain de Benoist, idéologie völkisch, « révolution conservatrice » allemande). Avec une première partie (1 heure 20 minutes) de critique des figures actuelles des Lumières capitalistes et des anti-Lumières (Alain de Benoist), d’introduction aux caractéristiques générales des Lumières et des anti-Lumières, de discussion du rapport (évolutif, d’abord acritique, puis dialectique) de Marx aux Lumières, et de présentation des thèses contre l’Aufklarüng de Norbert Trenkle (sur La Dialectique de la Raison d’Adorno et d’Horkheimer).
Et une deuxième partie (1 heure 10 minutes) une histoire critique des Lumières capitalistes franco-anglaise (LJohn Locke, Voltaire, physiocrates) et des anti-Lumières allemandes (Herder, idéologie völkisch, « révolution conservatrice » allemande, nazisme), une critique émancipatrice des Lumières (Kurz, Lukacs) et particulièrement de Kant.
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Critique de l’Aufklärung : huit thèses
Norbert Trenkle
- C’est sans doute La Dialectique de la Raisonqui nous a fait prendre conscience du revers irrationnel de la raison des Lumières. L’origine de ce caractère bifide, pour Horkheimer et Adorno, se situe dans le détachement manqué d’avec la nature. L’Aufklärung, raison moderne et rationnelle dont ils font remonter la naissance à la Grèce antique, résulterait d’un effort des hommes pour surmonter leur peur face aux forces de la nature – mais en se démarquant aussi du mythe, qui représentait déjà une première manière de gérer cette peur. Dans la mesure où le mythe porte encore les traits d’une adaptation à la nature et à ses puissances (mimésis), l’Aufklärungprend nettement ses distances par rapport à lui. La genèse de l’individu auto-identique et rationnel se fonde alors sur le reniement du fait qu’il se trouve lui-même sous l’emprise de la nature, et c’est précisément ce reniement qui est la source de la violence et de l’irrationnel, et constitue par conséquent le côté sombre de l’Aufklärung pouvant à tout moment refaire surface. Le principal danger réside dans le retour brutal de ce refoulé. Tout comme la société qui se fonde sur elle, l’Aufklärung resterait de ce fait une construction précaire. Pour la parachever, il faudrait que les individus et la société portent la réflexion sur le refoulé et qu’ait lieu une réconciliation avec la nature intérieure et extérieure.
- Le grand saut qualitatif effectué par La Dialectique de la Raison, c’est qu’on y envisage l’« autre de la raison » et la menace qu’il fait courir. Certes, même la pensée rationaliste vulgaire n’a jamais perdu de vue que la raison est constamment sous la menace d’un possible surgissement de l’irrationnel, mais elle interprétait ce fait de façon purement légitimatrice. De son point de vue, il lui semblait que, sous le mince vernis de la civilisation, rôdait encore la primitive « nature humaine », qu’elle montrait sans cesse à nouveau son sinistre visage et qu’il fallait de ce fait la combattre et la réprimer sans relâche. Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec une autocritique de l’Aufklärung. Bien au contraire : en invoquant l’irréductible opposition entre nature et culture, la raison ne fait rien d’autre qu’affirmer son point de vue. Domination (et maîtrise de soi individuelle) sont déclarées nécessaires pour conjurer les forces naturelles déchaînées et les empêcher de resurgir. Un raisonnement que l’on peut sans peine allier à un point de vue raciste et culturocentriste à partir duquel toutes les autres cultures, les cultures non occidentales, apparaîtront singulièrement sous l’emprise de la nature et des sens, et devront pour cette raison être « civilisées » – de force si nécessaire.
- L’élément dialectique qu’apportent Horkheimer et Adorno consiste à retourner ce schéma de pensée contre l’Aufklärungmême. D’après eux, ce qui menace la culture, ça n’est pas la nature ou l’élément barbare dans la nature, mais le refoulement brutal et la répression du naturel. Violence et domination sont donc inscrites dans la raison moderne même, cette raison à ce point sous l’empire de la nature que, dans un premier temps, elle n’est pas parvenue à se détacher d’elle.Mais Horkheimer et Adorno ont beau ouvrir de vastes perspectives pour une critique fondamentale de l’Aufklärung, ils restent pourtant à maints égards prisonniers de son univers mental. Cela touche en premier lieu le concept même de la raison des Lumières, que La Dialectique de la Raison appréhende transhistoriquement. En déplaçant l’origine de la rationalité moderne et en la faisant remonter à l’Antiquité grecque au lieu de la situer dans le processus de constitution de la modernité capitaliste, Horkheimer et Adorno en brouillent les traits spécifiquement historiques. On rejoint dès lors la conception selon laquelle, avant l’apparition de la raison moderne, l’humanité entière aurait vécu dans les ténèbres de la naturalité ou aurait été l’esclave du « mythe ». La raison moderne et rationnelle est prise pour la seule forme de raison qui ait jamais existé. Horkheimer et Adorno demeurent en cela sous l’emprise de la prétention universaliste hypertrophiée de l’Aufklärung, et surévaluent celle-ci en faisant d’elle l’unique forme de raison – c’est-à-dire de pensée réflexive et critique – connue à ce jour. Mais malgré tout : en s’intéressant au côté sombre de l’Aufklärung, ils vont déjà au-delà de l’Aufklärung.
- Si à présent nous envisageons la raison des Lumières pour ce qu’elle est – une forme de réflexion historiquement spécifique propre à la modernité capitaliste – c’est non seulement l’histoire de sa constitution mais aussi sa dialectique interne qui se présentent autrement que chez Horkheimer et Adorno. Certes, la démarcation brutale par rapport à la nature et la prétention à dominer la nature (ou ce qui apparaît comme tel) sont des moments constitutifs. Mais cette démarcation n’a absolument pas lieu au commencement de la pensée et de la réflexion rationnelles ; elle n’intervient pour la première fois qu’avec la naissance de la société bourgeoise. Le rejet horrifié de la nature est essentiel à l’édifice d’une raison qui ambitionne de réduire la pensée à une activité pure, désincarnée et détachée des sens (Descartes, Kant). Pourtant, cette réduction n’est pas l’expression d’une séparation originelle d’avec la nature, mais résulte de ce que la médiation sociale en vient à s’aligner sur le principe abstrait de la valeur et du travail abstrait. L’Aufklärung« invente » donc cette nature menaçante dont il lui faut ensuite se démarquer brutalement, et cette « invention » représente un acte inconscient. Cela ne vaut pas seulement pour la « nature extérieure », que la technique permet de rendre exploitable et de mettre en coupe réglée. Plus décisive encore pour la constitution du sujet moderne (structurellement défini comme « masculin ») s’avère la lutte violente contre la « nature intérieure », autrement dit contre la présumée vulnérabilité de l’être humain face à sa propre sensualité. Dissociée du sujet et projetée sur un « autre » construit de toutes pièces (les « femmes », les « peuples primitifs »), la nature intérieure se voit, à travers cet « autre », à la fois idéalisée et méprisée, convoitée et combattue. Sexisme et racisme sont en ce sens indissolublement liés à la constitution du sujet de l’Aufklärung.
- Dès lors, la critique de l’Aufklärungchange de point de vue. Loin d’être une première tentative, tragique et infructueuse, visant à la constitution d’une raison transhistorique, l’Aufklärungse révèle faire pleinement partie de la forme capitaliste de domination abstraite. Ce repositionnement historique permet une critique de l’Aufklärung et de son revers irrationnel infiniment plus précise et incisive, susceptible d’être rapportée au processus de déploiement du capitalisme. Il n’interdit en revanche aucunement de reconnaître que certaines catégories de l’Aufklärung contiennent d’indéniables moments de libération sociale. L’individu, notamment, représente une libération par rapport à l’étroitesse de normes et de conditions de vie traditionnelles extrêmement contraignantes ; l’universalisme pointe vers une société mondiale sans frontières ; et la prétention de la raison critique à renverser toutes vérités indiscutées et certitudes religieuses mérite en soi, bien évidemment, notre approbation. Malgré tout, on ne devra pas perdre de vue que ces moments sont toujours incorporés à des catégories qui reproduisent, dans leur configuration même, les structures de la domination abstraite de la valeur. L’individu capitaliste est par essence individu de la concurrence, qui met en œuvre en sa propre personne comme chez les autres membres de la société le processus de chosification ; l’universalisme abstrait, de par son caractère interne, fait de la relation formelle abstraite un contexte de domination universelle matérialisé non seulement par le marché mondial mais également par les formes capitalistes d’action et de pensée ; quant à la raison critique, elle légitime la soumission à des principes a priori (Kant, Hegel) et, de ce fait, ne parvient pas à s’affranchir de la métaphysique mais représente plutôt une forme de religion sécularisée. À cela s’ajoute encore le fait que ces catégories contiennent toujours aussi leur antithèse dissociée, dont elle ne peuvent se débarrasser tant qu’elles demeurent à l’intérieur de la matrice de la domination abstraite : le désir de voluptueuse soumission au collectif, le rejet du sensible (conçu à la fois comme inférieur et menaçant, et de toute façon réintégré lui-même en tant qu’instrument), les diverses formes de religionisme et d’irrationalisme, etc.
- La pensée émancipatrice ne saurait donc se référer de façon obstinément positive aux catégories de l’Aufklärung ; pas même au sens où l’Aufklärungresterait inachevée dans le capitalisme et où l’enjeu consisterait à la mener à son terme, comme le croit la gauche traditionnelle et comme cela hante tous ses idéaux (largement répandus), d’après lesquels seule une société non capitaliste pourrait permettre de réaliser la « vraie démocratie » et les droits de l’homme. Dès que nous envisageons le dépassement du capitalisme en termes de réalisation de l’Aufklärung, nous voyons toutes les formes de pensée et d’action qui lui sont associées et toutes les formes de médiation sociale qui s’appuient sur elle revenir subrepticement s’insinuer dans nos représentations d’une société libérée (sujet, égalité, droit). Ce qu’il faut, au contraire, c’est nous attacher fermement à ce que la critique de la société capitaliste n’épargne pas même l’Aufklärung. Quant à ces moments qu’elle contient et qui pointent vers la libération sociale, ils devront passer au crible de la critique de l’Aufklärunget de ses catégories. Ces moments ne sont pas à « réaliser » mais, au même titre que le mode de production et le mode de vie capitalistes, à dépasser [aufheben], au triple sens hégélien du terme. Du reste, on veillera également à ne pas attribuer « aux Lumières » le mérite de tout ce que la société bourgeoise a pu produire en termes de moments tendanciellement prometteurs. Une part non négligeable de ces moments provient en fait de la critique des formes capitalistes de domination, même si, bien souvent, c’est en invoquant les Lumières, la démocratie et les droits de l’homme que l’on a mené des actions en justice et que l’on s’est battu. Dans le cadre de l’Aufklärung, une autre dialectique est possible, qui consiste à opposer sans répit la réalité effective aux prétentions, à stigmatiser par exemple la violence étatique en invoquant les droits de l’homme (en dépit du fait que l’État a pour tâche de maintenir en place les formes capitalistes, moyennant au besoin une violence impitoyable), ou encore à dénoncer, au nom de la démocratie cette fois, le fait accompli d’une mise sous tutelle de toute la société par les processus aveugles de la logique de valorisation. La gauche traditionnelle a généralement taxé d’idéalisme ce type d’accusations, puisqu’elles opposent les idéaux à la réalité. À l’inverse, on a considéré comme matérialiste le point de vue selon lequel la bourgeoisie aurait trahi ses propres idéaux pour consolider sa domination de classe, l’enjeu consistant à présent à réaliser dans le socialisme ou le communisme les principes, bons en eux-mêmes, de l’Aufklärung (voir plus haut ; Adorno est d’ailleurs aussi de cet avis, à ceci près qu’il ne place guère d’espoir dans le mouvement communiste).
- Du point de vue d’une critique radicale de l’Aufklärung, les choses se présentent quelque peu différemment : là où l’on critique la réalité capitaliste au nom des Lumières et des droits de l’homme, il n’est pas rare qu’intervienne aussi un certain nombre d’impulsions et de motifs d’émancipation sociale qui ne s’intègrent nullement dans les catégories de l’Aufklärung, quand bien même ils s’en réclament. Cet excédent a indéniablement constitué un important moteur pour la modernisation capitaliste, mais la désillusion était à terme inéluctable. Car on a toujours pris grand soin de ne concrétiser qu’une partie des idéaux, essentiellement ceux que l’on pouvait allier à la logique capitaliste et ajuster à ses formes. La poussée d’individualisation de ces quarante dernières années en constitue un bon exemple : elle a certes balayé l’étroitesse étouffante de l’après-guerre, mais non sans avoir en même temps pour effet d’aggraver jusqu’à l’insoutenable la concurrence atomisée et l’auto-ajustement de chacun. Ces effets ont jusqu’à présent été atténués – encore que partiellement – par le cadre social, économique et politique relativement favorable dans les centres capitalistes, ouvrant ainsi à l’épanouissement individuel une marge indiscutable, que l’on ne saurait se contenter de dénigrer en bloc comme servant les desseins du capitalisme. Il va sans dire que ces conditions sociales étaient préférables à celles ayant cours dans les dictatures, les régimes répressifs ou les pays pauvres. Pourtant, on aurait tort de voir en elles la preuve des « acquis des Lumières ». Elles furent plutôt l’expression d’un ensemble de conditions historiques bien déterminées dont la crise fait aujourd’hui table rase. Ce n’est, par là même, pas un hasard si se fait à nouveau fortement sentir le besoin d’identités collectives, ce besoin jamais disparu que satisfont le religionisme, l’ethnicisme et le nationalisme. Dans l’optique de l’individu isolé, se réfugier au sein de tels collectifs est loin d’être aussi irrationnel qu’on pourrait le croire ; il y trouve en effet cette sécurité personnelle (et en partie aussi matérielle) que, pris entre un État-providence qui part en miettes et une concurrence de crise exacerbée, il ne peut plus trouver nulle part ailleurs. À cela correspond d’autre part le fait que la raison libérale montre de plus en plus ouvertement son caractère de domination, par exemple à travers la mise en œuvre d’un discours autoritaire sur les valeurs dont la visée se résume avant tout aux tristement célèbres vertus secondaires bourgeoises3. À cet égard, la crise fait clairement reparaître le hideux double visage – qui, dans les pays du noyau capitaliste, avait pu être un temps partiellement dissimulé – de l’Aufklärung et de son revers irrationnel.
- En pleine crise du capital, l’impulsion subjective vers la libération de la domination n’a pas pour autant faibli. Bien au contraire, elle se manifeste de tous côtés. Toutefois, le cadre dans lequel elle exerce ses effets a profondément changé. Durant la phase d’ascension du capitalisme, on pouvait encore la rattacher au processus de la modernisation, au cours duquel elle devenait peu à peu un élément au service du capitalisme et pouvait en même temps être neutralisée à tout moment. Mais avec la crise du capital, les marges de manœuvre qu’offrait la modernisation capitaliste sont désormais épuisées. D’où l’apparition de nouvelles lignes de conflit. Ce qui pousse à la rébellion, ce sont d’un côté les conditions de vie sociale et économique toujours plus insoutenables, de l’autre la répression étatique qui leur est liée et qui va souvent de pair avec la décomposition de l’appareil étatique et sécuritaire (corruption, etc.). Face à cela, les mouvements qui se présentent au nom de la démocratie et des droits de l’homme ne peuvent qu’échouer sur toute la ligne ; car ce à quoi ils aspirent – je pense ici aux diverses révolutions « orange » mais aussi, bien entendu, au « printemps arabe » – c’est à un capitalisme démocratiquement et socialement amorti dont on se débarrasse aujourd’hui de plus en plus, y compris dans les pays du noyau capitaliste. Ce qui veut dire que, pour ces nouveaux mouvements, même les succès relatifs des « mouvements classiques de la modernisation » sont définitivement hors de portée. Il faut cependant bien comprendre que ce ne sont pas leurs revendications en tant que telles qui sont erronées, ni les motifs et impulsions sous-tendant ces revendications, mais seulement la forme sous laquelle tout cela s’articule. Sans cette distinction, le risque existe qu’en délégitimant la démocratie et l’État de droit, on sacrifie du même coup les contenus qu’ils recouvrent et qui ne s’intègrent pas dans ces formes. Cela ferait le lit d’une gestion de crise autoritaire et du monstre de l’irrationalisme. Voilà pourquoi aujourd’hui, en cette époque de crise du capital, une critique émancipatrice de l’Aufklärung est plus urgente que jamais ; tandis que vouloir défendre, maintenant précisément, l’Aufklärung contre ses ennemis en apparence extérieurs est une erreur et ne constituerait qu’un semblant de rempart contre la « barbarie ». L’Aufklärung n’est pas taillée pour ce rôle de rempart : son cadre de validité se désintègre en même temps que le capitalisme.