Gayle Rubin – L’économie politique du sexe
Gayle Rubin, « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », 1975
Gayle Rubin, alors une jeune anthropologue d’inspiration marxiste-matérialiste, élève de Marshall Sahlins, écrivit en 1975 un article proprement révolutionnaire, « The Traffic in Women : Notes on the « Political Economy » of Sex »[1], traduit en 1998 en France avec comme titre « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », et publié dans Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe (Epel, 2011) avec comme titre « Le marché aux femmes. »Économie politique » du sexe et systèmes de sexe/genre ». Sans préjuger du reste de cet ouvrage et de son œuvre, nous nous concentrerons sur ce texte fondateur de l’anthropologie féministe matérialiste-marxiste.
Gayle Rubin entame son article par une paraphrase de Marx parlant des esclaves noirs[2] :
« Qu’est-ce qu’une femme domestiquée ? Une femelle de l’espèce. […] C’est seulement dans des [relations sociales] déterminées qu’elle devient une domestique, une épouse, un bien meuble, une minette du club Playboy, une prostituée ou un dictaphone humain. Arrachée à ces conditions, elle n’est pas plus l’assistante de l’homme que l’or n’est par lui-même de la monnaie, etc. Quelles sont donc ces relations sociales qui font qu’une femelle devient une femme opprimée ? »
L’étude des relations sociales faisant des femmes des opprimées peut être initiée, selon Rubin, à partir d’une relecture critique de Freud[3] et de Lévi-Strauss. Pour elle, leurs analyses peuvent être lues comme l’économie politique classique a été lue par Marx : comme un point de départ avec leurs concepts opérants d’une critique beaucoup plus radicale qu’ils ne l’avaient envisagés eux-mêmes. Il est vrai que c’est en partant d’une reprise critique des concepts de Smith et de Ricardo que Marx a forgé sa théorie du travail abstrait, de l’exploitation et de l’extorsion de plus-value. Lévi-Strauss pourrait ainsi, selon Rubin, servir de point de départ à une anthropologie marxiste-féministe du « système de sexe/genre », contrairement aux marxistes eux-mêmes qui, pour elle, ont manqué de théoriser avec succès l’oppression de sexe/genre – et sa critique s’adresse aussi à Leacock. Pourtant, ce n’est pas faute d’outils conceptuels : pour Rubin,
« il n’existe aucune théorie rendant compte de l’oppression des femmes […] qui ait quoi que ce soit de comparable à la puissance explicative de la théorie de Marx pour l’oppression de classe ».
Et pourtant, les multiples tentatives d’application de la théorie marxiste à l’oppression des femmes lui apparaissent comme insatisfaisantes, car
« expliquer l’utilité des femmes pour le capitalisme est une chose. Soutenir que cette utilité explique la genèse de l’oppression des femmes en est une autre. Et c’est précisément là que l’analyse du capitalisme n’explique plus grand-chose sur les femmes, ni sur leur oppression »
– une idée qu’on retrouve également chez Christine Delphy. En effet,
« les femmes sont opprimées dans des sociétés qui, même avec un effort d’imagination, ne peuvent pas être décrites comme capitalistes. […] Aucune analyse de la reproduction de la force de travail sous le capitalisme ne peut expliquer le bandage des pieds, les ceintures de chasteté ou quoi que ce soit de l’incroyable collection d’outrages byzantins et fétichisés, sans parler des plus ordinaires, qui ont été infligés aux femmes en divers temps et lieux. »
Pour elle, ainsi, le capitalisme n’a fait qu’hériter (même s’il l’a réaménagé à son profit) d’un système de sexe/genre lui étant antérieur. D’ailleurs, remarque Rubin, même Engels reconnaissait l’autonomie des rapports de reproduction vis-à-vis des rapports de production dans sa préface de L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Il s’agit donc d’étudier de manière autonome les rapports de sexe/genre, qu’elle définit comme « un ensemble de dispositions par lesquelles le matériel biologique brut du sexe […] est façonné par l’intervention humaine, sociale ». Pourtant, explique-t-elle, les marxistes se sont contentés essentiellement de reléguer cette sphère à l’arrière-plan, ou pire comme une donnée biologique, alors que « le champ humain du sexe, du genre et de la procréation ont été soumis à, et transformés par une action sociale implacable depuis des millénaires. Le sexe tel que nous le connaissons — identité de genre, désir et fantasme sexuels, conceptions de l’enfance — est lui-même un produit social. » Ainsi, le système de sexe/genre selon Rubin ne doit pas se limiter aux seuls rapports de procréation, et il serait d’ailleurs impropre de qualifier ceux-ci de « rapports de reproduction » puisqu’il y a des aspects de la reproduction sociale qui échappent aux rapports de sexe/genre (reproduction des technologies productives, par exemple) et, inversement, des rapports de sexe/genre au-delà des rapports de reproduction sociale (division sexuelle du travail, par exemple). Rubin critique au passage le concept de patriarcat comme trop général (pour elle, il ne s’agit que d’une forme historique de la domination masculine), comme empêchant de conceptualiser un possible système de sexe/genre égalitaire du fait de son caractère apparemment invincible, et enfin comme pas toujours adéquat aux formes de domination masculine – certaines d’entre elles étant fondées non pas l’autorité du patriarche, mais sur une domination masculine collective (notamment en Nouvelle-Guinée). Pour Rubin, il s’agit de poursuivre le projet d’Engels de localiser l’oppression des femmes dans le mode de production lui-même, mais en reprenant sa méthode davantage que ses conclusions.
Rubin se penche alors sur ce qu’elle considère comme des formes de système de sexe/genre, les systèmes de parenté, en ce qu’ils organisent les rapports matrimoniaux, sexuels et même de genre. Au point que chez les Nuer, en raison de la coutume des « mariages de femme », une femme peut être mariée à une autre femme, et même être le mari de sa femme et le père de son enfant, même si elle n’est pas le géniteur[4] : les systèmes de parenté sont ainsi loin d’être des simples reflets de la biologie humaine, mais peuvent au contraire donner une préséance au genre sur le sexe. Pour elle, malgré lui, Lévi-Strauss permet de penser les systèmes de parenté comme des constructions sociales. Sa théorie de l’échange des femmes, traffic in women en anglais, serait même une théorie implicite de l’oppression de sexe/genre. Ainsi, dans Les structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss permet de penser l’échange des femmes comme une construction sociale, permettant de créer des liens entre deux hommes. Mais Rubin propose une relecture féministe de l’échange des femmes. Elle montre tout d’abord que si l’échange des femmes « n’implique pas nécessairement que les femmes sont objectifiées au sens moderne du terme, car les objets […] sont imprégnés de qualités hautement personnelles », il n’implique pas moins de fait « une distinction entre ce qui est donné et le donateur. Si les femmes sont les dons, alors ce sont les hommes qui sont les partenaires de l’échange. Et ce sont les partenaires, et non les présents, auxquels l’échange réciproque confère son pouvoir quasi mystique de lien social. Les rapports dans ce genre de système sont tels que les femmes ne sont aucunement en position de tirer bénéfice de leur propre circulation ». Les femmes sont donc exclues de ce type fondamental de lien social en même temps qu’objets de celui-ci. Pour Rubin, le concept d’ « échange des femmes » a deux vertus : celui de montrer que l’oppression des femmes a une origine sociale et non biologique, et que celle-ci résulte de l’échange des femmes plutôt que de l’échange marchand. Les hommes aussi peuvent être échangés, mais jamais simplement comme des hommes. Les femmes, elles, peuvent être échangées en tant que prostituées, mais aussi en tant que femmes.
Toutefois, « l’échange des femmes » pose un problème pour Rubin : comme le tabou de l’inceste et ses résultats – notamment l’échange des femmes – seraient aux origines de la culture selon Lévi-Strauss, alors la « défaite historique du sexe féminin » serait un préalable à la culture. Le féminisme ne pourrait donc avoir comme programme politique que de détruire la culture même ! Or, remarque Rubin, la définition même de la culture est qu’elle est par définition une construction sociale : une culture sans échange des femmes, et donc sans oppression des femmes, est donc logiquement possible. D’autre part, « l’échange des femmes » n’est pas une définition de la culture ni même un système en lui-même, il n’exprime que certains aspects du système de sexe/genre. Les systèmes de parenté eux-mêmes ne reposent eux-mêmes pas que sur cet échange, mais aussi sur un ensemble de droits accordés aux individus. L’ « échange des femmes » est donc plutôt une illustration archétypique de ce que les systèmes de parenté offrent aux hommes certains droits sur les femmes de leur parenté et en même temps ne donnent pas les mêmes droits aux femmes sur elles-mêmes et sur les hommes de leur parenté. L’ « échange des femmes » révèle donc un système asymétrique où les femmes sont dépossédées d’elles-mêmes – ce qui est précisément la définition de l’aliénation chez Marx[5]. Au final, si Lévi-Strauss a raison de voir l’échange des femmes comme au fondement des systèmes de parenté, alors l’oppression des femmes est un produit des systèmes de parenté avant d’être un produit de l’organisation économique – ce qui est discutable, mais il est clair qu’on ne peut faire découler l’oppression des femmes uniquement de l’organisation économique.
Rubin poursuit sa relecture critique de Lévi-Strauss. Partant des données ethnologiques qui montrent une certaine variabilité dans la division sexuelle du travail[6], Lévi-Strauss conclut que la division sexuelle du travail est avant tout « un moyen d’instituer un état de dépendance réciproque entre les sexes[7] ». Rubin propose de ce fait de relire la division sexuelle du travail comme un tabou : « Un tabou contre la similitude des hommes et des femmes, un tabou divisant les sexes en deux catégories mutuellement exclusives, un tabou qui exacerbe les différences biologiques entre les sexes et, par-là, crée le genre. La division du travail peut aussi être vue comme un tabou contre les arrangements sexuels autres que ceux comportant au moins un homme et une femme, prescrivant de ce fait le mariage hétérosexuel ». Le système de sexe/genre réside ainsi pour l’anthropologue sur le genre, l’hétérosexualité contrainte et le contrôle de la sexualité des femmes. Tout d’abord, le genre est le produit des systèmes de parenté, qui transforment des mâles en hommes et des femelles en femmes au travers d’un processus qui aboutit au mariage. Pour ce qui est de l’hétérosexualité, Rubin dit qu’en-dehors de formules romancées, Lévi-Strauss n’est pas loin de dire que l’hétérosexualité est un processus socialement institué, fondé notamment sur un « tabou » de l’homosexualité : « Si les impératifs biologiques et hormonaux étaient aussi écrasants que le voudraient les mythologies populaires, il ne serait point nécessaire de recourir à une interdépendance économique pour assurer les unions hétérosexuelles ». Le genre n’est donc pas qu’une identification forcée des individus avec un idéal-type, argue Rubin, mais également une orientation forcée des désirs sexuels : l’oppression des homosexuels et des bisexuels est donc pour elle le produit du même système d’oppression que celle des femmes. Toutefois, nuance Rubin, les systèmes de parenté sont plus complexes. Tout d’abord, seuls certains types d’hétérosexualité sont autorisés (par exemple l’obligation du mariage, donc de la sexualité conjugale, entre cousins croisés). D’autre part, certaines formes d’homosexualité sont institutionnalisées, qu’il s’agisse de l’homosexualité masculine des Baruya ou du mariage des femmes au Dahomey[8]. Enfin, le « transvestisme » institutionnalisé des Mohaves[9] permettait à une personne de changer d’un genre à un autre : une femelle humaine pouvait devenir homme et un mâle humain pouvait devenir femme. Toutefois, l’hétérosexualité sociale restait obligatoire, un mâle devenu femme devant prendre un mari, et il n’était pas permis d’être d’aucun genre ou des deux en même temps. Quoiqu’il en soit, comme les systèmes de parenté offrent des droits supérieurs aux hommes qu’aux femmes, les femmes ne peuvent généralement se refuser comme épouses à un homme, entraînant de facto une répression plus forte de l’homosexualité féminine.
Au final, l’exégèse critique des thèses de Lévi-Strauss permet à Gayle Rubin de dégager quelques constantes des systèmes de sexe/genre : le tabou de l’inceste, l’hétérosexualité obligatoire, et l’asymétrie entre les sexes. Rubin espère ainsi montrer que les rôles sexués et sexuels résultent de normes sociales contraignant chaque individu à se conformer à un nombre fini de possibilités et à apprendre et accepter son destin social : social, car qui aujourd’hui considérerait comme naturel de se marier obligatoirement avec la fille du frère de sa mère ou le fils de la sœur de son père, comme dans certaines sociétés ?
Rubin conclue une première fois en défendant l’idée d’une relecture féministe de Lévi-Strauss, en disant qu’il permet de sortir du déterminisme économique du marxisme comme source de l’oppression des femmes et de théoriser adéquatement le mariage et la sexualité socialement contrainte comme sources de cette oppression. De plus, en montrant que l’oppression des femmes a une cause sociale, cette relecture critique de Lévi-Strauss suggère que le but du mouvement féministe ne doit pas être l’élimination des hommes mais l’élimination du système sexiste et de genre. Elle trouve d’ailleurs personnellement que la vision d’un matriarcat amazonien, avec les hommes réduits à la servitude, n’est qu’une inversion de ce même système de genre et de division des sexes, justifiant comme dans le cas de la domination masculine l’oppression par un différencialisme biologisant. Elle appelle plutôt à une élimination de l’oppression des femmes, des sexualités contraintes et des rôles genrés, et à une société androgyne et sans genre (mais pas sans sexe, précise-t-elle), où l’anatomie ne serait pas un destin social.
Rubin conclue une deuxième fois sous la forme d’un programme de recherches. Pour elle, il s’agirait d’élaborer une « économie politique » de l’évolution des rapports de sexe/genre, et notamment des échanges de femmes. Elle rappelle très justement qu’il y a une différence fondamentale entre une société où une femme s’échange uniquement contre une femme et une société où une femme s’échange contre des marchandises (« prix de la fiancée »). Il existe également certaines sociétés où il y a une interpénétration entre rapports de sexe/genre et rapports de pouvoir : ici, la relation entre un propriétaire et son tenancier est également un rapport entre un beau-père et un beau-fils (Kachin de Birmanie), là, le pouvoir politique dépend fortement du nombre d’épouses d’un chef (îles Trobriand). Elle pense ainsi qu’il faudrait analyser l’intersection des systèmes de mariages et de processus politiques comme l’essor de l’État, en raison des implications des systèmes de mariage en termes d’accumulation de richesses, de maintien ou même d’accroissement des inégalités, de construction d’alliances politiques et de consolidation d’une classe dominante par une reproduction endogame. Ainsi, l’anthropologue étasunienne affirme qu’il ne peut y avoir d’étude isolée des systèmes de sexe/genre, et qu’une étude de la situation des femmes dans une société nécessite l’étude de nombreux phénomènes : évolution des rapports marchands, rapports fonciers, situation politique, arts de la subsistance, etc. Réciproquement, l’anthropologie économique comme politique sont incomplètes si elles oublient de s’intéresser aux femmes, au mariage et aux sexualités. Ainsi, des problématiques classiques de l’anthropologie (y compris marxiste) devraient être réévaluées par une inclusion de problèmes négligés jusque-là : extorsion de surplus sous forme de filles, conversion du travail des femmes en richesse des hommes, alliances matrimoniales, contribution du mariage au renforcement du pouvoir politique, etc. Et c’est, selon Rubin, exactement ce que Engels avait tenté de faire, avec ses tentatives de penser ensemble rapports de sexe, systèmes de parenté, essor de l’État, formes de propriété, système foncier, formes des échanges, arts de la subsistance, etc. Rubin termine par une phrase où elle affirme qu’il faudra un jour réécrire L’origine de la famille, de la propriété privée et de la famille en tenant davantage compte de ces liens entre sexualité, économie et politique.
L’article de Gayle Rubin est une véritable révolution dans l’approche des rapports sociaux de sexe/genre en anthropologie. Une émission de Sortir du capitalisme avec Laura G. permettra de voir qu’elle propose également, dans ce même article, une relecture féministe de la psychanalyse incroyablement novatrice.
- C.
[1] Gayle Rubin, « The Traffic in Women : Notes on the « Political Economy » of Sex », dans Rayna R. Reiter (dir.), Toward an Anthropology of Women, New York and London, Monthly Review Press, 1975, pp. 157-210. Traduction française : Gayle Rubin, « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », Les cahiers du CEDREF, 7, 1998, pp. 3-81. Les citations du texte proviennent de cette traduction.
[2] « Qu’est-ce qu’un esclave nègre ? Un homme de race noire. […] C’est seulement dans [certaines relations sociales] déterminées qu’il devient esclave » (citation raccourcie, modifiée entre crochets, extraite de Rubin, « L’économie politique du sexe », op. cit.
[3] Nous nous concentrerons ici uniquement sur sa relecture de Lévi-Strauss, puisqu’une émission de Sortir du capitalisme avec Laura G. sera consacrée à sa relecture féministe de la psychanalyse freudienne.
[4] Cf. E. E. Evans-Pritchard, Kinship and Marriage Among the Nuer, London, Oxford University Press, 1951. Nicole-Claude Matthieu dans L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, iXe, 2013 [1991] donne d’autres exemples de dissociation du genre et du sexe.
[5] Cf. Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Éditions sociales, 1972.
[6] Variabilité relative, comme l’a montré Tabet dans « Les mains, les outils, les armes », op. cit.
[7] Claude Lévi-Strauss, « The Family » dans H. L. Shapiro (dir.), Man, Culture and Society, London, Oxford University Press, 1956.
[8] Cf. Melville Herskovitz, « A Note on ‘Woman Marriage’ in Dahomey », Africa, vol. 10, n°3, 1937, pp. 335-341.
[9] Cf. George Devereux, « Institutionalized Homosexuality Among Mohave Indians », Human Biology, vol. 9, 1937, pp. 498-529.