Notes de lecture

Préface de L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (Friedrich Engels) – Eleanor Leacock

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Eleanor Leacock, préface de Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État

Pourquoi faire une note de lecture d’une préface non-traduite d’Eleanor Leacock (anthropologue marxiste étasunienne) de 1972 à une réédition étasunienne[1] de L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État[2] de Friedrich Engels ? Tout simplement parce que ses thèses sont en cours de diffusion dans l’espace francophone au travers de son texte « Le genre dans les sociétés égalitaires » dans Pour un féminisme de la totalité (éditions Amsterdam, 2017). Sans préjuger du reste de l’ouvrage, il nous semblait important de démonter, à l’aide des apports anthropologiques du féminisme matérialiste (Paola Tabet, Nicole Claude-Matthieu) et d’une actualisation marxiste de L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (Gayle Rubin dans un texte de 1975, Christophe Darmangeat), l’idéalisation de Leacock des relations de genre au sein des sociétés « égalitaires » (dont certaines avaient des esclaves !), et ce au prix d’une négation des observations ethnographiques et d’un relativisme complice de la domination masculine des sociétés de chasse et de cueillette.

Leacock, au cours de cette préface, s’attaque tout d’abord au problème du « communisme primitif »[3]. Engels définit cette étape du développement historique comme caractérisée par une production essentiellement collective et une division du travail uniquement en fonction du sexe. Ici, Leacock pointe bien involontairement un problème central de l’anthropologie marxiste, en affirmant : « La seule division du travail était par sexe, et la société n’était pas encore divisée en classes d’exploiteurs et d’exploités[4] ». Or, précisément, les rapports de sexe sont des rapports de classe, comme l’explique l’anthropologue matérialiste Paola Tabet[5], sauf à considérer ceux-ci comme naturels, et à faire de l’exploitation économique, sexuelle et reproductive des femmes des faits de nature. La classe des exploiteurs est, dans de nombreuses sociétés, celle des hommes (au moins des hommes aînés), et celle des exploités, souvent celle des femmes (pendant une majeure partie de leur vie, du moins). En témoigne cette citation d’un Selknam de Terre de Feu, répondant à un marin britannique s’étonnant qu’il n’y ait ni hiérarchie ni inégalités de richesse dans leur société : « Nous sommes tous des capitaines […] Et nos femmes sont toutes des matelots »[6]. Les rapports d’exploitation au sein des navires britanniques de l’époque étant assez évidents, on peut raisonnablement en conclure que certains hommes avaient bien conscience qu’ils exerçaient une forme d’exploitation sur leurs femmes. De même, Leacock souscrit aux propos d’Engels lorsqu’il affirme que « les outils étaient possédés directement par ceux qui les utilisaient ». C’est vrai, mais ces outils étaient répartis de manière clairement inégalitaire[7]. De même, lorsque Leacock affirme avec Engels que « la participation de l’ensemble des adultes aux affaires publiques était garantie » : or, c’est faux, puisque dans de nombreuses sociétés les femmes adultes sont exclues des affaires publiques, sans parler des fonctions dirigeantes quasiment exclusivement détenues par des hommes[8].

Certes, ensuite, Leacock critique avec raison Frank G. Speck et sa tentation de faire des Indiens Montagnais des propriétaires privés, projection qu’il a étendu aux autres sociétés de chasseurs-cueilleurs dans l’optique de réfuter l’idée d’un « communisme primitif ». Elle démolit son argumentaire grâce à son enquête ethnographique en même temps qu’ethnohistorique, montrant que ces Indiens avaient en réalité une possession (relativement) commune des terres antérieurement au développement du commerce de fourrures lui-même lié à la colonisation. D’autre part, elle explique qu’une autre tentative de réfuter l’idée d’un « communisme primitif » a été de montrer l’existence de hiérarchies au sein des sociétés « primitives ». Elle répond à cette objection en affirmant que ces hiérarchies doivent être distinguées des classes en ce qu’elles ne donneraient pas un accès privilégié aux ressources et aux denrées alimentaires aux « dominants » des sociétés de chasse et de cueillette. Non seulement on peut en douter pour ce qui est des rapports aînés-cadets dans certaines sociétés d’Afrique de l’Ouest, mais cela fait fi d’une inégalité généralisée en matière de nourriture au détriment des femmes : dans de nombreuses sociétés, elles se servent après les hommes, bénéficiant donc de moindre portions et de moins bons morceaux ; d’autre part, l’archéologie révèle une sous-alimentation chronique des femmes relativement aux hommes dans de nombreux sites, sous-alimentation qui ne se justifie pas par une moindre dépense énergétique constatée[9]. Leacock essaye bien de s’en sortir en écartant des sociétés « primitives » des sociétés de classe comme celle des Aztèques ou des Hawaïens (contre Morgan), mais cette tentative de sauver l’idée d’un « communisme primitif » en écartant ces cas (effectivement très éloignés du « communisme primitif ») nous semble vaine.

Certes, Leacock a raison de s’opposer à une anthropologie associée aux noms de Ruth Benedict et de Margaret Mead, étroitement préoccupée par une description psychologisante de type fonctionnaliste des sociétés étudiées. Elle critique Cooperation and Competition Among Primitive Peoples[10] comme n’établissant aucun lien entre un type de société et son caractère davantage (ou non) coopératif. Mais on ne peut que critiquer l’idée de Leacock selon laquelle les sociétés de chasse et de cueillette sont structurellement des sociétés coopératives, du moins si on se réfère à une conception égalitaire de la coopération – sinon, il vaut mieux parler d’interdépendance des maîtres (classe des hommes) et des esclaves (classe des femmes)[11], à l’instar de Hegel. Certes, on sera d’accord avec Leacock pour critiquer des projections de l’individualisme moderne sur des sociétés comme celle des Inuit, notamment celle de Jeanette Mirsky ; mais d’un autre côté, l’idée d’une coopération égalitaire au sujet des Inuit est tout aussi fausse, en raison d’une domination masculine particulièrement brutale[12].

Leacock certes explique qu’il ne faudrait pas avoir une vision rousseauiste du « communisme primitif » comme un Paradis perdu. Mais elle fait ça au nom seulement du faible développement des forces productives à cette époque (et donc d’une vie difficile), tout en maintenant que « la qualité des relations interpersonnelles » et « la possibilité de tirer une grande satisfaction du travail et des relations personnelles » d’avant l’exploitation de classe et sa guerre de tous contre tous « nous rend effectivement d’une certaine manière envieux ». L’exploitation de classe des femmes avérée au sein des sociétés de chasse et de cueillette[13] devrait pourtant nous garder d’un tel « primitivisme ».

Leacock parle ensuite des systèmes de parenté au sein des sociétés « primitives ». Elle rappelle que ces systèmes (inégalitaires) sont au fondement de l’organisation sociale des sociétés de chasse et de cueillette. Quoiqu’il en soit, elle admet que les discussions au sujet des formes « premières » (historiquement) de systèmes de parenté restent spéculatives.

Leacock s’attache ensuite à une description des thèses d’Engels au sujet de l’émergence de la famille monogame et de l’assujettissement des femmes. Pour Leacock comme pour Engels, l’essor conjugué des classes et de la famille monogame aurait fait advenir l’oppression des femmes. On peut aujourd’hui contester intégralement cette vision, puisqu’il existe aujourd’hui ou dans un passé récent des sociétés « sans classes » et sans famille monogame où existe néanmoins une oppression des femmes tout aussi forte[14] (les Baruya de Nouvelle-Guinée[15], par exemple). Si nous n’en savons rien (ou si peu) pour ce qui est du Paléolithique, rien ne nous permet d’inférer l’inexistence de l’oppression des femmes à cette période[16]. De même, l’idée de Leacock et de Engels selon laquelle on serait passé, corollairement à cet assujettissement des femmes, d’une filiation matrilinéaire à une filiation patrilinéaire, se fonde sur une fausse causalité entre un type de filiation et l’existence (ou non) de la domination masculine : il existe des sociétés patrilinéaires plus égalitaires que des sociétés matrilinéaires[17]. Christophe Darmangeat, pourtant marxiste, réfute jusqu’à l’idée que l’émergence des classes a forcément entraîné une dégradation du sort des femmes, puisque dans certaines sociétés (pas toutes) elle a au contraire entraîné une moindre domination masculine[18]. Leacock poursuit ses spéculations en avançant que « le divorce est typiquement facile » : c’est loin d’être toujours vrai pour ce qui est des sociétés de chasse et de cueillette contemporaines, en tout cas[19]. Enfin, Leacock commente de manière particulièrement pernicieuse le fait qu’un homme Inuit offre sa femme à son hôte : « On a parfois mentionné cette pratique comme une preuve du statut inférieur des femmes – une lecture ethnocentrique qui présume qu’une femme ne prend pas de plaisir (car elle ne le devrait pas) aux rapports sexuels avec un autre que son « vrai » mari et qui refuse de reconnaître que la variété des relations sexuelles est aussi distrayante pour les femmes que pour les hommes »[20]. Ici, Leacock est au summum du relativisme culturel, puisqu’une telle pratique dans notre société serait qualifiée de viol (puisqu’il n’y a pas de consentement nécessaire de la femme inuit) : elle confond sciemment une relation extra-conjugale imposée et une relation extra-conjugale consentie, désirée[21]. Que fait-elle du consentement des femmes inuits et de leur « désir » d’être offert à un étranger ? Le viol par un homme étranger est-il une pratique « distrayante » ? On pourrait aller jusqu’à dire que son accusation récurrente d’ « ethnocentrisme » de tout discours s’opposant à sa théorie niant l’oppression des femmes au sein des sociétés de chasse et de cueillette est un véritable « point Godwin » au sein du débat marxiste autour de l’oppression des femmes.

Leacock poursuit alors son tableau idéalisé des sociétés de chasse et de cueillette, en disant que « l’acceptation par le clan et la communauté villageoise […] de sa responsabilité en dernière instance du bien être de chacun de ses membres allait totalement de soi ». Pourtant, on voit difficilement en quoi l’acceptation sociale du viol et des violences conjugales est une préoccupation pour le bien-être des femmes, sans parler des viols collectifs punitifs des femmes « rebelles »[22] (c’est-à-dire refusant leur assujettissement) qui témoignent au contraire d’une possible négation du bien être des femmes au nom de l’ordre social.

Leacock se trompe de nouveau en affirmant que « la division du travail entre les sexes était réciproque ; l’économie n’impliquait pas de dépendance de la femme et des enfants vis-à-vis du mari ». Paola Tabet a réfuté ces deux arguments : la division du travail entre hommes et femmes est généralement asymétrique, les femmes ayant un temps de travail souvent supérieur et effectuant des tâches tout aussi pénibles (mais moins valorisées)[23] ; et l’économie implique précisément une dépendance des femmes aux hommes puisqu’elles sont dépendantes d’eux pour leurs outils et pour certains travaux dont elles sont exclues[24]. Certes, la dépendance est moins forte que pour une femme au foyer du 19ème siècle, mais cette dépendance existe. De même, Leacock explique « les femmes n’avaient pas à se résigner aux coups des hommes dans des phases de violente colère de peur des privations économiques pour elle ou leurs enfants. […] Une femme maltraitée pouvait appeler ses proches à la rescousse ou partir ». Or on trouve de nombreuses (certes, pas toutes) sociétés de chasse et de cueillette où des femmes sont battues sans pouvoir repartir chez elle et sans intervention sociale en leur faveur[25]. Certes, comme dit Leacock, il n’existait pas de distinction entre une sphère publique masculine et une sphère privée féminine dans ces sociétés ; pour autant, il est abusif de dire simplement que « les deux sexes travaillaient pour produire les biens nécessaires à la vie. Les biens étaient directement produits et consommés ; ils n’avaient pas été transformés en « marchandises » pour l’échange, transformation à partir de laquelle l’exploitation de l’homme par l’homme, et l’oppression spécifique des femmes, a été construite ». D’une part, la contribution des deux sexes, au sein des sociétés de chasse et de cueillette ayant fait l’objet d’enquêtes ethnologiques au cours des deux derniers siècles, était inégale (les femmes effectuant souvent de plus longues journées), et d’autre part « l’exploitation de la femme par l’homme », pour paraphraser Eleanor Leacock (dont l’expression traduit peut-être un biais androcentrique), existait même au sein des sociétés sans échange marchand[26]. L’argument qu’avance Eleanor Leacock, selon laquelle « les femmes fournissaient souvent une importante partie – souvent la majeure partie – de l’alimentation », est véridique mais ne prouve rien : le fait de ramener plus de nourriture ne signifie en rien un statut égal aux hommes[27], peut-être même au contraire signifie-t-elle l’exploitation des femmes.

Leacock tente alors un syllogisme : « Puisque dans les sociétés communistes primitives les décisions étaient faites par ceux qui les appliqueraient, la participation des femmes dans une majeure partie du travail socialement nécessaire ne les réduisait pas à un esclavage virtuel […] mais leur accordait des pouvoirs décisionnaires à la mesure de leur contribution ». On est, ici comme ailleurs, dans une complète spéculation (que sait-on des sociétés du Paléolithique ?) basée sur une interprétation erronée des données ethnographiques : les femmes, au sein des sociétés « sans classes » étudiées depuis deux siècles, devaient souvent effectuer des travaux qu’elles n’ont pas choisis (travail sexuel, travail reproductif, par exemple[28]) ; les femmes effectuaient souvent des travaux particulièrement pénibles (et dévalorisés) aux côtés d’esclaves[29], et même si elles avaient un statut (plus ou moins) supérieur – ce qu’il ne s’agit pas de nier –, il n’empêche qu’un rapprochement peut être fait entre leur condition et celle des esclaves, du moins dans certaines sociétés (notamment de Nouvelle-Guinée)[30] ; et enfin leur pouvoir de décision n’était pas à la mesure de leur contribution, puisqu’alors qu’elles avaient souvent une contribution (plus ou moins) supérieure aux hommes, elles étaient généralement écartées du pouvoir politique[31]. Leacock doit néanmoins répondre à l’objection selon laquelle « les hommes prenaient généralement les décisions au sujet de la chasse et de la guerre » : elle explique que cela a été « mal interprété » et de manière occidentalo-centrique, et qu’en réalité les hommes n’ont acquis de pouvoir qu’en raison du colonialisme et des transformations induites sur leurs modes de vie, et que « la littérature » indiquerait au contraire une grande autonomie des femmes et leur rôle au sein du processus de décision. Pourtant, sans parler de l’accusation d’ethnocentrisme, « la littérature » anthropologique indique qu’au mieux, les femmes disposaient d’une influence sur le processus de décision dans certaines sociétés, mais jamais du pouvoir de décision ; et dans une majorité de sociétés, elles ne disposent même pas de cette influence[32]. Leacock explique néanmoins que les femmes « participaient souvent formellement au processus de fabrication des décisions politiques » (souvent, « formellement », et uniquement au processus de fabrication, c’est un peu faible). Certes, comme l’avait indiqué Morgan, il est vrai que les femmes âgées iroquoises avaient une importance politique, mais ce n’est pas elles qui prenaient les décisions au final[33] ; certes, il y a eu des « reines mères » importantes en Afrique, mais elles n’ont jamais accédé (sauf exception) au pouvoir (contrairement aux hommes) ; et certes il a effectivement existé une armée de 5000 femmes au service du royaume du Dahomey, mais ses effectifs étaient largement inférieurs aux corps d’armée des hommes du même royaume[34], et cela reste une exception (aujourd’hui encore, 99,9 % des soldats sont des hommes). Leacock ne prétend pas qu’il y a eu des « matriarcats » pour autant, mais elle exagère l’importance des quelques faits qu’elle mentionne.

Leacock essaye enfin d’euphémiser l’importance de la domination masculine dans l’Australie aborigène, en expliquant si les femmes sont exclus des rituels des hommes, les hommes sont exclus également des rituels des femmes (mais s’ils n’ont pas d’importance sociale, quelle importance ?), et que si les hommes décident de la guerre, les femmes âgées résolvent avec les hommes âgés les problèmes internes au groupe (ce qui n’est pas une preuve d’égalité ou de pouvoir), et enfin que si les femmes ne peuvent épouser qui elles veulent, les hommes non plus. Pourtant, la domination masculine dans ces sociétés est clairement attestée, même si elle est jugée plus ou moins importante en fonction des auteurs[35].

Leacock essaye néanmoins de sauver l’hypothèse d’une égalité « communiste primitive », en invoquant ici l’existence d’une chaman chez les Inuit – alors qu’on sait qu’une majorité des chamans sont des hommes[36] –, là les écrits d’un missionnaire jésuite du 17ème expliquant que « les femmes ont du pouvoir ici » – mais n’est-ce pas là, justement, un biais ethnocentrique, lié au fait que ledit jésuite vient d’une société extrêmement patriarcale ? –, là-bas une anecdote sur un homme Naskapi s’occupant d’un bébé sans en paraître incapable

Leacock utilise plus loin encore son « point Godwin » de l’ethnocentrisme, en critiquant le fait qu’on considère généralement l’isolement forcé des femmes dans des huttes menstruelles de manière négative, mais les maisons d’hommes de manière positive. Sauf qu’il s’agit dans un cas d’une réclusion forcée, dans l’autre cas d’une homo-socialité choisie. Certes, comme dit Eleanor Leacock, il existe quelques sociétés où les hommes simulent des menstruations et sont sujets à des tabous, mais cela reste anecdotique à une échelle globale, face à une situation générale d’exclusion des femmes de nombreuses activités (chasse, guerre, etc.) en raison, selon Testart, de « l’idéologie du sang »[37].

Certes, la relégation des femmes dans la sphère « privée » avec l’émergence des classes a pu entraîner dans certaines sociétés une dégradation du statut des femmes, mais c’est en général que celui-ci était déjà amoindri relativement aux hommes[38]. Quant aux esclaves, ils n’arrivent pas au stade de la « société de classes », mais déjà au Néolithique : il y en d’ailleurs chez les Iroquois[39], pourtant au fondement du modèle du « communisme primitif » ! Enfin, la famille n’est pas qu’un instrument de concentration de la richesse (classes dominantes) ou qu’un moyen de contrôler l’individu (classes dominées) : c’est également un rapport de classe, un rapport de domination du mari sur sa femme, même au sein des classes dominées[40]. Leacock a raison de dire que les relations entre hommes et femmes ne sont pas déterminées biologiquement, mais socialement : mais ce n’est pas du fait de la société de classe.

Au final, rien n’indique que « la défaite historique du sexe féminin », comme dit Engels, ne date de l’émergence des classes, et il est contraire fort possible qu’elle soit antérieure : déjà dans les tombes d’il y a 7 000 ans, les restes de pointes de flèches et de lames se trouvent uniquement dans celles des hommes[41]. On est en face d’une alternative : soit les sociétés de chasse et de cueillette étudiées ces derniers siècles correspondent effectivement à un stade antérieur aux sociétés de classes de l’évolution sociale (hypothèse évolutionniste), et dans ce cas tout indique qu’il y avait déjà une domination masculine dans ces sociétés ; soit les sociétés de chasse et de cueillette étudiées ces derniers siècles ne nous disent rien des sociétés du Paléolithique (argument que des défenseurs des thèses d’Engels pourraient utiliser en dernier ressort pour sauver l’idée du « communisme primitif », et qui serait défendable dans une certaine mesure), et alors on doit se garder de dire que le statut des femmes y était égalitaire et autres fadaises comme Leacock (laquelle n’a pas l’excuse d’une pauvreté des données disponibles à son époque, au contraire d’Engels). Dans un cas comme dans l’autre, l’anthropologie contemporaine invalide Leacock (et Engels) pour ce qui est du statut des femmes au sein des sociétés du stade de la « sauvagerie » de Morgan.

En conclusion, « ce n’est pas un passé fantasmé qui donnera un avenir aux femmes » (traduction de Christophe Darmageat du sous-titre de The Myth of Matriarcal Prehistory de Cynthia Eller). L’histoire du Paléolithique et des sociétés de chasse et de cueillette n’offre pas, dans l’état actuel des connaissances, d’exemple d’une société parfaitement égalitaire : c’est donc vers l’avenir, vers une abolition du patriarcat (et de l’ensemble des oppressions systémiques, notamment du capitalisme et du colonialisme), qu’il nous faut regarder.

A. C.


[1] Friedrich Engels, The Origin of the Family, Private Property, and the State, in the Light of the Researches of Lewis H. Morgan, New York, International Publishers, 1972.

[2] Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Paris, Éditions sociales, 1972. Les citations ci-dessous sont extraites de sa préface à la 1ère édition de 1884.

[3] Lequel a fait l’objet d’un ouvrage d’Alain Testart, Le communisme primitif : Économie et idéologie, T. 1, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1985.

[4] Les extraits du texte de Leacock, issus de sa préface de 1972, ont tous fait l’objet d’une traduction personnelle.

[5] Tabet, « Fertilité naturelle, reproduction forcée », op. cit.

[6] Cité dans L. E. Bridges, Uttermost part of the earth, Hodder and Stoughton, p. 216, traduction française de Christophe Darmangeat dans Le communisme primitive n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes, Toulouse, Smolny, 2012. Christophe Darmangeat est certes économiste de formation, mais il a suivi de nombreux cours d’Alain Testart d’anthropologie sociale au Collège de France, et auteur d’articles d’anthropologie dans L’Homme et Techniques et cultures.

[7] Cf. Paola Tabet, « Les mains, les outils, les armes », L’Homme, vol. 19, n°3, 1979, pp. 5-61.

[8] Cf. George P. Murdock et Douglas R. White, “Standard cross-cultural sample”, Ethnology, vol. 8, n°4, pp. 329-369, 1969. Il suffit de croiser les variables n°246 “Subsistence economy” avec respectivement les variables n° 582 “Intermediate or local political leaders” et n° 582 “Leadership Posts in Kinship or Extended Family”: cf. Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était, op. cit.

[9] Ibid.

[10] Margaret Mead (dir.), Cooperation and Competition Among Primitive Peoples, New York, McGraw-Hill Book Company, 1937.

[11] Ibid.

[12] Cf. B. Saladin d’Anglure, « Mythe de la femme et pouvoir de l’homme chez les Inuit de l’Arctique central (Canada) », Anthropologie et sociétés, vol. 1, n°3, pp. 79-98.

[13] Cf. Paola Tabet, La construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, Paris, L’Harmattan, 1998. Cf. également Nicole-Claude Matthieu, L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, iXe, 2013 [1991] et Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique II. Usage, déréliction et résilience des femmes, Paris, La Dispute, 2014.

[14] Ibid.

[15] Cf. Maurice Godelier, La production des Grands Hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle- Guinée, Paris, Flammarion, 1982.

[16] Cf. Darmangeat, op. cit.

[17] Ibid.

[18] Ibid., pp. 272 et suivantes.

[19] Ibid.

[20] Traduction de Darmangeat, op. cit., p. 138.

[21] Ibid. Au sujet du consentement, cf. Claude-Matthieu, L’anatomie politique, op. cit.

[22] Cf. Darmangeat, op. cit.

[23] Tabet, « Les mains, les outils, les armes », op. cit.

[24] Ibid.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

[27] Ibid.

[28] Cf. Tabet, « Fertilité naturelle, reproduction forcée », op. cit.

[29] Cf. Tabet, « Les mains, les outils, les armes », op. cit.

[30] Cf. Darmageant, op. cit.

[31] Ibid.

[32] Ibid.

[33] Ibid.

[34] Ibid., pp. 252-253.

[35] Ibid.

[36] Ibid.

[37] Cf. Alain Testart, L’amazone et la cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail, Paris, Gallimard, 2014.

[38] Cf. Darmangeat, op. cit.

[39] Ibid.

[40] Cf., pour ce qui est de la société de classe contemporaine, Christine Delphy et Diana Leonard, Familiar Exploitation. A new analysis of marriage in contemporary western societies, Cambridge, Polity Press, 1992.

[41] Cf. Darmangeat, op. cit.

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