Histoire de la virilité – L’invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières
Georges Vigarello (dir.), L’invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières, Paris, Seuil 2011
Après l’Histoire des femmes en Occident en 5 volumes, une Histoire de la virilité en trois tomes : L’invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières (sous direction de Georges Vigarello), Le triomphe de la virilité. Le XIXème siècle (sous direction d’Alain Corbin) et La virilité en crise ? Le XXème-XXIème siècles (sous direction de Jean-Jacques Courtine). Une sorte d’histoire (critique, même s’il est possible d’aller beaucoup plus loin) de la domination patriarcale, mais avec comme sujets les dominants eux-mêmes, leurs idéologies et leurs pratiques. Même si on pourra regretter une histoire parfois trop idéelle de la virilité, c’est-à-dire sans analyse des structures réelles du patriarcat « viriliste » (au sens d’idéologie de la virilité, de la domination patriarcale-masculine) [Delphy], surtout au sujet des époques anciennes (d’où l’intérêt particulier des deux derniers tomes), il s’agit d’une bonne introduction aux différentes configurations historiques de la virilité et, par-là, de la domination patriarcale, laquelle prend un caractère spécifique au sein de chaque société historique (grecque, romaine, « germanique », médiévale, d’Ancien Régime, capitaliste [Scholz]) mais non sans quelques continuités (monopole masculin des armes, exploitation domestique, etc.) [Delphy, Testart] : « La virilité est marquée par une tradition immémoriale […]. Le vir n’est pas simplement homo, le viril n’est pas simplement l’homme, il est davantage : idéal de puissance et de vertu, assurance et maturité, certitude et domination […]. Tradition plus complexe pourtant, elle ne saurait en rien figer la virilité dans une histoire immobile » (pp. 7-8). Et cette histoire est écrite « en lettres de sang et de feu indélébiles » (même si l’ouvrage n’en donne qu’un aperçu [Federici]), pour paraphraser Marx au sujet de celle du capitalisme.
L’invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières
« Le mot grec d’andreia dit déjà ce que le mot vir latin installera pour longtemps dans nombre de langues occidentales, virilita, « virilité », virility : principes de comportements et d’actions désignant, en Occident, les qualités de l’homme achevé, […] du masculin. L’andreia grecque, avec ses références à la guerre, à la vaillance, à la domination sexuelle, est un cadre de valorisation : non pas l’homme, par exemple, mais celui qui « vaut » le plus, non pas celui qui représente le sexe mâle, mais celui qui représente au mieux, et au plus loin, le masculin » (p. 11). Voilà ce que nous Georges Vigarello dans son introduction au premier volume de l’Histoire de la virilité : la virilita romaine, ou l’andreia grecque, c’est un modèle idéologique de la masculinité dominatrice, c’est la cristallisation idéologique de la domination patriarcale, ça en est la traduction idéologique en même temps que l’idéal.
Virilités grecques
« Le discours grec sur la virilité […] relève de la construction idéologique plus que de l’observation anthropologique. Les textes et les images informent davantage sur ce que la société attend du comportement mâle que sur les pratiques réelles » (p. 19). Maurice Sartre nous avertit donc qu’une histoire de la virilité basée sur les textes et sur les images est forcément incomplète : en effet, une histoire de l’idéologie viriliste ne peut remplacer l’histoire de la domination viriliste. Quoiqu’il en soit, l’idéologie viriliste des Grecs nous renseignent sur leur forme de domination patriarcale : une exhortation de l’andreia guerrière, évidemment, mais « la capacité à imposer son désir sexuel, le fait de dominer son oikos ne comptent pas moins » (p. 21). On peut donc parler de domination patriarcale chez les Grecs, puisque l’oikos est l’équivalent de la domus romaine, dans laquelle règne en maître absolu le pater familias, figure fondatrice de la domination patriarcale. Le virilisme ne s’exprime pas que contre des ennemis, mais également dans une domination (notamment sexuelle) des femmes, réduites à des objets sexuels – n’en déplaisent aux nostalgiques d’extrême-droite. À Sparte, les femmes ont l’entière responsabilité de l’élevage des enfants, dont les pères se désintéressent complètement (p. 23). Les jeunes spartiates sont élevés dans une discipline de fer, avec un « dressage collectif par classes d’âge » (p. 24), pour en faire des guerriers et des patriarches dominateurs, mais obéissant à leurs supérieurs hiérarchiques (les enfants et les jeunes sont donc soumis à un patriarche, mais leurs aînés sont également soumis à un patriarche supérieur : le patriarcat comprend une hiérarchie interne). La relation sexuelle virile est « asymétrique » : « celle-ci n’unit pas deux individus qui tentent de parvenir au plaisir tout en cherchant à satisfaire leur partenaire, mais bien un dominant et un dominé, on pourrait dire, plus brutalement, un pénétrant et un pénétré […], partenaire actif, partenaire passif » (p. 46). Voilà une structure qu’on retrouve tout au long de l’histoire du patriarcat : la domination au sein même des relations sexuelles, entre un dominant (toujours un mâle viril) et un-e dominé-e (une femme, souvent, mais aussi des enfants, des jeunes, des mâles soumis). Sartre poursuit : « La virilité se situe clairement du côté du pénétrant : pas un texte antique, à ma connaissance, n’imagine une relation sexuelle entre hommes où les rôles pourraient changer au gré du désir des acteurs ; il est toujours explicitement fait état d’un mâle dominant, qui est dans son rôle de mâle, et d’un homme dominé comme une femme » (p. 46). La domination patriarcale au sein des relations sexuelles ne s’exerce donc pas forcément d’un mâle viril vers une femme dominée : elle peut s’exercer entre mâles, l’un dominant (« actif »), l’autre dominé (« passif »), et cela tout au long de l’histoire du patriarcat. On pourra louer une grande tolérance des Grecs vis-à-vis des relations sexuelles entre hommes, mais celle-ci s’inscrit toujours malheureusement dans une société patriarcale jusque dans sa sexualité. Quoiqu’il en soit, cette domination patriarcale s’exerce surtout sur les femmes : « L’homme se trouve au centre d’un dispositif matrimonial dans lequel la femme n’a pas son mot à dire et d’où le sentiment se trouve habituellement exclu » (pp. 56-57). Le mâle domine l’oikos et sa femme : « La femme épousée reste une mineure, alors que le mari acquiert en même temps la puissance sexuelle et la puissance juridique » (p. 61). Le mariage grec est, ainsi, une soumission juridico-sexuelle des femmes à un mari tout-puissant, « maître des femmes et des enfants de la maisonnée comme il l’est des esclaves » (p. 61).
Virilités romaines
Jean-Paul Thuillier rappelle que le patriarcat romain n’est pas seulement domination masculine, mais également domination du pater familias : « Le vir s’oppose certes au genre et au comportement féminin, mais il s’oppose aussi au puer » (p. 72), l’enfant, souvent un jeune esclave dont le pater familias abuse sexuellement. On retrouve dans la société romaine un schéma analogue de système de genre découlant de la domination patriarcale au sein des relations sexuelles : « L’homme est celui qui pénètre sexuellement son partenaire, quel que soit le mode de pénétration et quel que soit le partenaire pénétré. En revanche, être pénétré sexuellement ne peut être que le fait d’un efféminé, d’un homme qui a renoncé à sa virilité, en tout cas provisoirement » (p. 77). Les mâles pénétrés sont dévalorisés, traités d’ « enculé » par exemple, et même César n’y échappe pas. « La virilité, c’est donc pénétrer analement de jeunes garçons (ou des femmes), pénétrer vaginalement des femmes […], et se faire faire une fellation » (p. 79). Le viol des esclaves et des servantes est généralisé : « Lorsque Marc Aurèle se félicite de n’avoir touché ni à son esclave […] ni à sa servante […], c’est bien que cela se faisait habituellement […] dans les domus, et la question du sexe (des esclaves) est quasi indifférente » (p. 82). Il n’y pas de question homosexuelle, il n’y a qu’une question de rapport de domination patriarcale au sein des relations sexuelles : « Nulle réprobation sociale ne s’adresse à l’égard de ces citoyens romains qui couchent avec des garçons, à condition bien sûr qu’ils jouent eux-mêmes le rôle actif dans cette relation » (p. 84). La sexualité entre hommes implique deux sujets types, un dominus (dominant) et un puer (un jeune garçon ou esclave), ce qui montre bien qu’il s’agit encore une fois d’un rapport de domination. La différence avec la Grèce tient à ce qu’à Rome, un « jeune homme né libre » ne doit pas avoir de relations sexuelles où il joue un rôle « passif », puisque cela outrepasserait l’autorité du pater familias (p. 85). La sexualité entre hommes n’est pas condamnée, car « il n’y a pas de mal à sabrer un esclave, un prostitué (p. 86), mais en revanche un futur pater familias ne peut jouer un rôle passif sans se dévaloriser irrémédiablement. La notion même d’ « homosexualité » n’existe pas dans l’Antiquité : il n’y a que peu d’hommes qui n’ont de relations sexuelles qu’avec des hommes, mais il y a aussi peu d’hommes qui n’ont de relations sexuelles qu’avec des femmes (p. 87). La domination patriarcale, en revanche, existe bel et bien : « Dominer la femme, dominer l’autre, l’étranger, l’ennemi, est en quelque sorte inhérent à l’homme romain […]. Une domination qui est à rapprocher de tout ce qui a été dit plus haut de la pénétration en matière sexuelle » (p. 108).
L’univers barbare. Métissage et transformation de la virilité
Bruno Dumézil s’attache à une analyse historique de la virilité « barbare », c’est-à-dire des groupes envahissant l’Empire romain durant l’Antiquité tardive (3ème-6ème siècles de notre ère), et ce jusqu’aux alentours de l’an mil. Déjà surgit dans l’esprit des penseurs romains des premiers siècles de notre ère une admiration de la virilité « barbare » relative à une crainte de la « décadence » de la virilité romaine : « Pour les penseurs romains […], la culture méditerranéenne constitue moins une bénédiction qu’une menace. En effet, si la philosophie permet à l’homme de conceptualiser ses valeurs viriles, la civilisation des loisirs le détourne des activités qui devraient permettre de cultiver son tempérament héroïque. Le Barbare, étranger aux charmes de l’écrit et du luxe, paraît ainsi plus à même d’incarner l’idéal de perfection masculine » (p. 118). Le regard admirateur vis-à-vis des Germains d’un Francis Cousin (et son « communisme germanique ») ou des idéologues nazis ne date donc pas du 20ème siècle. Il idéalise un « Barbare » guerrier, refusant tout luxe superflu, plus « nature » que « culture » (notamment en termes de pilosité), chez Tacite par exemple. Les Barbares auraient également comme réputation d’être chastes, brutaux envers leurs femmes, aristocratiquement paresseux, laissant une grande partie de la charge de labeur à leurs femmes et aux esclaves. Il est vrai que les viols et les rapts sont sévèrement réprimés (p. 128), mais c’est uniquement des viols extra-conjugaux qu’il s’agit. Autrement dit, inutile aujourd’hui de nous vanter un « communisme germanique », celui-ci est également patriarcal.
Le médiéval, la force et le sang
Claude Thomasset nous livre un tableau de la virilité au Moyen Âge qui fait une place limitée à la domination patriarcale, ce qu’on regrettera. On écoutera en complément l’émission « Histoire des femmes au Moyen Âge » de Radio Goliards. Quoiqu’il en soit, il est rappelé (trop) brièvement que le Moyen Âge compte de nombreuses « femmes battues et vivant constamment sous la menace des violences » (p. 147), un Moyen Âge qu’il ne faut ni idéaliser comme Jacques Heers, ni présenter en repoussoir absolu pour mieux rehausser une modernité qui n’a pourtant guère de leçons à donner en termes de patriarcat. Quoiqu’il en soit, l’exclusion des femmes de certaines activités de manière permanente et de la vie sociale de manière périodique existe [Testart] également au Moyen Âge : « Tous les travaux ne sont pas permis aux femmes. D’autant que s’y ajoutent les interdits attachés aux périodes des menstruations » (p. 146). L’image des femmes dans la littérature pornographique au Moyen Âge n’est guère glorieuse : « La représentation de la femme est la plupart du temps réduite à ses orifices » (p. 158). La réification sexuelle des femmes ne date donc pas du capitalisme soixante-huitard ni même du Marquis de Sade, n’en déplaise à certains… Mais toutefois, le mâle semble exclu de la procréation, contrairement au rôle actif qu’on lui donnera dans la modernité : « Dans l’acte de reproduction de l’enfant, l’homme est exclu dès la conception. La formation de l’enfant dans le sein de la mère lui échappe totalement. Face à ce mystère, il cherche désespérément une valorisation de son rôle » (p. 181). Qu’il se rassure, la domination patriarcale s’emparera sous l’Ancien Régime de la procréation [Federici].
Le monde moderne, la virilité absolue (XVIè-XVIIè siècle)
Comme Georges Vigarello l’explique, la « Renaissance » voit resurgir les vieux démons d’une « décadence » de la virilité, notamment du fait de l’invention des armes à feu [Kurz] qui détruisent l’idéal viril du preux chevalier : « Montaigne lui-même l’évoque à la fin du XVIè siècle » (p. 189). Pourtant, la domination virile se renforce à cette période [Federici]. Il est impossible de résumer les nombreux articles traitant de cette période : aussi nous concentrerons-nous sur « Équivocité des genres et expérience théâtrale » de Christian Binet et « Le viril et le sauvage des terres de découverte » de Georges Vigarello.
Dans « Équivocité des genres et expérience théâtrale », Christian Binet nous montre la différence des conceptions du genre de cette époque avec celles d’aujourd’hui, comme Laqueur dans La fabrique du sexe. Déjà, l’Ancien Régime garde l’antique définition de la femme comme « mâle imparfait » (Aristote), ce qui fait qu’il reste un continuum entre « mâle » et « femelle » (p. 328), au contraire de l’idéologie binaire du patriarcat moderne – et ce même si cela est parfaitement compatible avec une domination patriarcale relativement forte, qu’on se le dise. Les « hommes » peuvent être dits « féminins », les « femmes » peuvent être dits « viriles » : on ne naît ni femme ni homme, on le devient (p. 331). « Les hommes peuvent devenir des femmes imparfaites (ils ne portent pas d’enfants », par exemple (p. 333). La « virilité » et la « féminité » sont davantage des pôles d’un continuum, avec des processus de virilisation des « femmes » et d’ « effémination » des « hommes » de l’autre (p. 334) : « Si, dans ce monde socialement et politiquement dominé par les hommes, et dans cette littérature d’auteurs presque exclusivement masculins, la masculinité est bien au centre des valeurs et qu’elle est la catégorie majeure, dans la mesure où c’est par rapport à elle que l’ensemble des valeurs se place, enfin si la virilité est donnée comme la dynamique valorisée des échanges sociaux, ce n’est pas pour autant que l’une et l’autre sont nécessairement recoupées par les sexes, autrement dit, ce n’est pas pour autant que la masculinité et la virilité sont intégralement attribuables aux mâles » (pp. 334-335). Ainsi, « les qualités « genrées » de femme-féminine ou d’homme-viril, bref du féminin et du masculin au XVIIè siècle, ne recouvrent pas nécessairement les définitions physiques et tiennent compte de ce qu’on appelle maintenant le « genre », autrement dit de la construction idéologique et sociale propre à la masculinité ou à la féminité, quelle que soit l’enveloppe sexuée de l’individu. Les individus, hommes ou femmes, peuvent ainsi décider [théoriquement], par leurs actions et par leur « comportement », de prendre les qualités « genrées » de la masculinité et de la virilité […] [ou] de la féminité » (p. 335). Théoriquement, parce qu’ici l’auteur oublie que tout ceci a pour théâtre réel (et non celui de la littérature) une société bien patriarcale. Ainsi dans L’École des femmes de Molière, acte II, scène II, Arnolphe rappelle-t-il la place accordée aux femmes dans l’ordre patriarcal :
« Votre sexe n’est là que pour la dépendance ;
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu’on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité :
L’une est moitié suprême et l’autre subalterne ;
L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne » (cité, p. 337).
L’auteur de commenter : « La femme est donc encore moins virile, et doit être encore plus docile, obéissante […] et respectueuse de son supérieur, que tous ceux dont l’état est d’obéir : soldat, valet, enfant ou frère religieux, qui sont déjà des images de la servitude… » (p. 338).
La virilité est donc liée au genre, mais à un système patriarcal de genre, où une majorité de « mâles » sont des dominants virils et une majorité de « femelles » sont des dominées féminines. On est moins optimistes que l’auteur (pp. 340-341), mais toujours est-t-il que « la littérature a permis que la virilité ne soit pas l’apanage des hommes, autrement dit qu’elle ne soit pas dépendante du sexe, mais qu’elle figure un genre, et qu’elle devienne une catégorie que les hommes et les femmes peuvent, à bon droit, revendiquer » (p. 363). Mais cela reste de l’ordre de l’imaginaire théâtral, qui néanmoins opère « une subversion discrète du partage du masculin et du féminin » (p. 364).
Dans « Le viril et le sauvage des terres de découverte », Georges Vigarello s’intéresse à un autre espace de l’histoire de la virilité sous l’Ancien Régime, l’espace colonial. Au début de la colonisation espagnole, « le sauvage n’est […] que contre-modèle : l’inverse de ce que la société occidentale attend de l’homme réalisé » (p. 403). Le colonisé appartient à une « nature sauvage » fantasmée, tandis que la virilité elle serait de l’ordre de la culture, de la civilisation même. Mais les modèles peuvent se renverser, puisque le colonisé peut également être le « bon sauvage » de Rousseau, la nature préservée des vices de la culture. De même, le colonisé peut être hyper-virilisé (le cannibale, le guerrier sanguinaire, etc.) comme il peut être hyper-féminisé (p. 404). On voit ici comment est-ce que l’idéologie raciste et l’idéologie patriarcale se conjuguent dès cette époque, preuve s’il en est qu’il n’est pas possible de séparer une critique du racisme d’une critique du virilisme et du patriarcat, n’en déplaise aux Indigènes de la République et aux « féministes » racistes. Car le colonisé du 16ème siècle est comme la femme du 19ème siècle, renvoyé à l’ordre de la nature sauvage (p. 406). Quoiqu’il en soit, l’époque des Lumières accouche de deux images du colonisé amérindien, « le sauvage […] modèle, celui dont la puissance et la fécondité pourraient inspirer les pratiques d’un homme civilisé à la recherche de quelque régénération vigoureuse » (p. 417), du côté des critiques réactionnaires de la « décadence » et de la « féminisation » de l’Ancien Régime, et « le sauvage […] dont l’errance et le dénuement témoigne des « manques » primitifs » (p. 417), du côté des Lumières triomphantes. La deuxième image collant mieux avec les nécessités de la domination coloniale, c’est la deuxième image qui restera, non sans que l’ancienne revienne périodiquement jusqu’aujourd’hui où Alain Soral vante la « virilité musulmane ».
Les Lumières et la virilité inquiète
Dans cette 6ème partie consacrée exclusivement au 18ème siècle, nous n’aborderons qu’un article, « Virilités populaires » d’Arlette Farge, connue comme étant l’archiviste-historienne de Michel Foucault. Arlette Farge souligne d’abord que le patriarcat n’est pas encore autant institutionnalisé qu’au 19ème siècle (p. 430) : en effet, le Code civil et le code pénal ne sont pas encore-là. Mais l’ordre patriarcal est bien là, même s’il n’est pas complètement formalisé juridiquement. Le libertinage existe, mais il est principalement au service des mâles aristocrates comme Sade [Jappe, Kurz]. Les médecins parlent de « supériorité de l’homme sur la femme » (p. 433), et les jeunes du peuple comme les aristocrates libertins en profitent : « « Tous les jours je cherchais à faire de nouvelles conquêtes […] et m’amusait avec les filles moitié de bonne volonté, le reste de force » […] ; « nous voulions voir si nous ne trouverions point du gibier féminin » […] « Ah ! Quel plaisir lorsqu’une est prise à l’improviste » (p. 434) disent des jeunes mâles de cette époque. Le libertinage patriarcal n’est donc pas propre qu’aux aristocrates, et les jeunes mâles du Tiers-État sont aussi des dominants (et, en l’occurrence, des violeurs). Combien de vies détruites de par ces viols et leurs conséquences (« la mise au monde d’un enfant non désiré, et aucun avenir économique ») ? Combien de femmes abandonnées après avoir été pénétrées de manière plus ou moins contraintes (comme Alain Soral incite ses lecteurs dans Sociologie du dragueur) et laissées avec un enfant sur les bras ? « Avoir du plaisir, berner les filles […] ; voilà des formes de relations sociales ordinaires pleinement assumées par la population masculine » (p. 436). Les femmes sont appréhendées comme des proies : « Les termes « chasses », « gibier », « conquête », « débusquer » donnent une dimension guerrière et ludique, tandis que la représentation la plus habituelle que l’homme se fait de la femme est celle d’une grande dévalorisation. […] Il n’est point question de faire attention au monde féminin […] Si elles ne valent pas grand-chose, il n’y a pas à être responsable des actes commis sur elles ou avec elles. […] La femme est absente du partage sexuelle » (p. 437). Le mariage n’est guère mieux : « la femme est dominée », et les « archives judiciaires [jettent] un éclairage cruel sur les façons dont l’homme (le mari) agit auprès de sa femme » (p. 440). Ainsi, « il semblerait que l’homme du peuple en son foyer soit d’autant plus le maître qu’il n’a aucun pouvoir politique à l’extérieur […]. Le domaine familial serait le pré carré où s’exerce la puissance masculine […]. Une chose est certaine lorsqu’on lit les déclarations de maris accusés de violence : les femmes ont ce qu’elles méritent […] Des femmes viennent se plaindre de transgressions qui les humilient : par exemple, le mari vient chez lui accompagné de sa maîtresse et oblige sa femme à assister à leurs ébats ou l’oblige à y participer. Souvent, l’humiliation sexuelle est un trophée brandi par les hommes pour que s’accomplisse la soumission féminine et que soit montré qui est le maître » (pp. 440-441). Les viols sont monnaie courante, du fait d’une domination patriarcale très forte (et que viendra seulement figer institutionnellement le Code Civil, la renforçant par la même occasion), d’où le conservatisme dans ce domaine des révolutionnaires bourgeois. Mais les femmes du peuple ne sont pas que victimes des mâles du peuple, puisque l’aristocrate continue de s’octroyer un « droit de cuissage », c’est-à-dire un droit de violer (p. 443).
Conclusion autour de ce tome d’Histoire de la virilité
En conclusion, malgré des contributions inégales, et certains articles se contentant d’une histoire idéaliste des représentations de la virilité, ce premier tome de l’Histoire de la virilité nous permet de comprendre quelques éléments centraux de l’histoire de la domination patriarcale : la domination du pater familias sur sa domus ou son oikos, et donc sa familia (femme, enfants, esclaves), la crainte récurrente d’une « décadence » virile, l’exercice de la domination patriarcale comme au cœur des relations sexuelles (y compris entre hommes), et des violences contre les femmes [NQF] bien présentes au sein des sociétés pré-modernes. Le patriarcat pré-capitaliste ne doit donc faire l’objet d’aucune nostalgie, mais on verra que celui du 19ème siècle non plus.
Armand Paris