Notes de lecture

Daniel Guérin – Bourgeois et bras nus. Guerre sociale durant la Révolution française 1793-1795

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Daniel Guérin, Bourgeois et bras nus. Guerre sociale durant la Révolution française 1793-1795, Paris, Libertalia, 2013

 

L’historiographie de la Révolution française se résume, à peu de choses prêtes, à un combat entre deux écoles. D’une part l’école révisionniste, libérale ou néo-libérale (Furet, principalement, mais également des historiens anglo-saxons comme Cobban), qui explique que l’épisode révolutionnaire français (à partir de 1793 dans sa variante libérale, dès 1789 dans sa variante néo-conservatrice) était un bain de sang mêlant populisme, tyrannie, instabilité, en plus d’être non-nécessaire pour parvenir au capitalisme libéral moderne. D’autre part, l’école robespierriste-marxiste plus ou moins républicaine, avec comme précurseurs Jean Jaurès et son Histoire socialiste de la Révolution Française, Louis Blanc et Alphonse Aulard, comme grands maîtres Albert Soboul – marxiste -, Albert Mathiez – robespierriste -, Georges Lefebvre et Michel Vovelle, comme représentants actuels Sophie Wahnich, Jean-Clément Martin ou encore Michel Biard, comme franc-tireurs Eric Hazan ou encore Henri Guillemin, et comme organes institutionnels l’Université Paris Sorbonne I, La société des études robespierristes et des Annales, et enfin l’IHRF. Celle-ci,  au contraire, fait l’éloge de l’épisode révolutionnaire français jusqu’à Themidor (avec pour idole Robespierre, censé être une sorte de Lénine rousseauiste) et du centralisme jacobin de 1793-94, avec des réserves plus ou moins importantes sur 1789-1793 étant donné que son acteur principal d’alors est censé être l’infâme bourgeoisie (comme si elle n’était plus au pouvoir en 1793-94), mais qui, en vertu du matérialisme historique comme du progressisme républicain, n’en est pas moins une force « progressiste » à cette époque-là, puisqu’elle renverse l’Ancien Régime qui est un frein à l’avènement du capitalisme et du régime « démocratique », eux-mêmes préalables nécessaires à une République sociale – perspective robespierriste d’un Guillemin ou d’une Sophie Wahnich – ou au socialisme – perspective de Jaurès, de Soboul et des autres marxistes.

 

Entre ces deux grandes écoles, en-dehors de l’école héritière de Burke, de Maistre et de Bonald, l’école contre-révolutionnaire, réactionnaire, monarchiste, aujourd’hui focalisée sur l’épisode vendéen pour des raisons idéologiques, mais marginale au sein du champ historiographique, gravite tout d’abord l’école thermidorienne, actuellement marginalisée, s’inscrivant contre 1793-1794 mais aussi en partie contre 1789-1793, entre l’école contre-révolutionnaire et l’école révisionniste dans sa version néo-conservatrice. Gravite également une école républicaine-libérale, aujourd’hui dominante au sein des programmes scolaires, contre 1793-1794 (« la Terreur ») mais favorable au bloc 1789-1793, et s’en revendiquant avec ferveur, et l’école atlantiste, favorable au bloc 1789-1792, qu’elle voit comme une répétition de 1776, mais particulièrement défavorable au bloc 1793-1794. Ces deux dernières positions sont minoritaires historiographiquement mais socialement dominantes dans « l’opinion éclairée » des politiciens de centre-gauche et des électeurs du PS d’une part, et des politiciens de droite libérale et des libéraux d’autre part.

 

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Peu d’ouvrages sortent de ce carcan étatico-capitaliste, sauf en partie Bourgeois et bras nus de Daniel Guérin, héritier de Kropotkine (auteur de La Grande Révolution 1789-1793) et des analyses socio-historiques du Marx des La lutte de classes en FranceLe 18 Brumaire de Louis Napoléon et Le manifeste du parti communiste. L’ouvrage possède en effet de nombreuses vertus salutaires, en dehors de renvoyer dos-à-dos jacobinisme robespierriste-marxiste et libéralisme. Il se centre sur 1793-1795, période cruciale mais généralement étudiée de manière secondaire, avec une analyse intéressante de l’influence des affaires militaires et économiques sur cette période révolutionnaire et des luttes entre groupes sociaux. Il effectue un exposé assez magistral (même s’il s’agit souvent d’interprétations personnelles) des guerres des factions bourgeoises, des stratégies adoptées, des intérêts, des objectifs, qui rappelle un peu Marx dans ses ouvrages de sociologie historique. La forme globale est plutôt agréable, une sorte de récit historique, avec un enchaînement historique relativement satisfaisant, et une démystification ô combien nécessaire de Robespierre.

 

L’ouvrage n’en reste pas moins plutôt problématique sur un grand nombre de points, mais surtout sur l’arrière-plan politique de l’ouvrage, celui de Guérin (et de ses continuateurs comme Claude Guillon), qui est à l’origine de l’essentiel des problèmes théoriques de l’ouvrage. Guérin est en effet un anarcho-marxiste avec des relents trotskystes-léninistes. Ce qui explique, tout d’abord, son anti-capitalisme tronqué, avec une apologie implicite de l’économie dirigée, nationalisée, planifiée, et son anti-libéralisme classique dans l’altercapitalisme marxiste. Ce qui explique également son léninisme populaire, favorable à une « Terreur populaire » sans pitié à l’égard des « contre-révolutionnaires », faisant qu’il est au final relativement complaisant vis-à-vis des mesures de « la Terreur » de 1793-1794, sauf lorsqu’elles étaient dirigées contre l’avant-garde populaire – ce qui est certes déjà un progrès relativement aux historiens robespierristes-marxistes. Cela explique en outre son « réalisme » marxiste, Daniel Guérin parlant sans cesse de « conditions objectives » et de « limites objectives », et sa focalisation sur l’affrontement bourgeoisie-plèbe, sans développements autour de l’émergence du capitalisme et de l’Etat moderne durant cette courte période. Enfin, on regrettera son oubli partiel, typiquement marxiste, des paysans, et une certaine persistance d’une conception linéaire-progressiste de l’histoire proche du matérialisme historique. La postface de Guérin est d’ailleurs particulièrement mauvaise, très léniniste.

 

 

Mais quoiqu’il en soit de ses limites, l’ouvrage reste une excellente entrée dans l’histoire de la Révolution française pour des « novices », préférable à ceux des universitaires jacobins ou d’un Éric Hazan, et constitue un point de départ nécessaire à une relecture de la Révolution française au 21ème siècle. On remerciera donc Libertalia de l’avoir ré-édité alors qu’il était depuis longtemps introuvable.

 

En conclusion, il s’agit donc probablement du meilleur ouvrage actuellement disponible au sujet de la Révolution française, avec son jumeau davantage développé La Lutte de classes sous la Première République (1793-1797), mais il faudrait compléter cette analyse au travers d’une relecture du rôle de la Révolution française dans l’émergence de l’État moderne et du capitalisme, ce qui a été ébauché notamment dans une intervention publique qu’on pourra ré-entendre ci-dessous.

 

Armand Paris

 

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