Alessandro Stella – Années de rêves et de plomb. Des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980)
Alessandro Stella, Années de rêves et de plomb. Des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980), Marseille, Agone, 2016
Alberto, Angelo, Antonietta, Lorenzo. C’est sur ces quatre noms que s’ouvre le passionnant récit, publié aux éditions Agone, d’Alessandro Stella, militant de Potere operaio, l’organisation opéraiste fondée par Oreste Scalzone et Toni Negri en 1969, puis de l’Autonomie ouvrière, et aujourd’hui directeur de recherche au CNRS-EHESS, également auteur de La révolte des Ciompi. Ces noms, enfin ces prénoms puisque c’étaient des compagni, des camarades, sont ceux de la mémoire officieuse, populaire, révoltée. Cette mémoire que l’histoire officielle, celle de l’État et des syndicats, des universitaires et de la presse bourgeoise, a tout fait pour enterrer en accolant la lourde et viciée étiquette de terrorisme sur tout ce qui pourrait venir écorner le discours dominant. Le texte s’ouvre sur ces quatre noms, les noms de ces quatre camarades, morts au printemps 1979 ; les trois premiers lors de l’explosion d’une bombe qu’ils étaient en train de concevoir, le quatrième suicidé en prison. Membres du groupe des compagni de Thiene, petite ville du nord de l’Italie, leurs proches eurent à peine le droit de se recueillir à leur mort et la qualification de terroristes contribuera à enterrer leur mémoire aussi vite que leurs corps. C’est cette mémoire qu’Alessandro Stella souhaite contribuer à exhumer, dans la lignée d’un Marcello Tari dont l’important ouvrage Autonomie ! a permis à de nombreux jeunes militants de se saisir d’une histoire que les manuels ne racontent pas. Si le récit dominant tend à résumer la décennie 1970 (1968-1980) sous le titre d’années de plomb en référence au seuil de violence révolutionnaire atteint ces années-là en Italie, Stella nous rappelle que des milliers de vies furent bouleversées par l’intensité du Mouvement et que si l’on se contente d’évoquer les violences qui ponctuèrent cette période ce n’est que pour mieux taire les moments de joie et d’espoir d’un monde à venir, « le souvenir continue d’habiter ce rêve de communauté heureuse ».
Les deux premiers chapitres, à travers l’histoire de la mort de ces compagni, l’explosion de la bombe le 11 avril 1979 qui prit les vies d’Alberto, Angelo et Antonietta et le suicide de Lorenzo, son compagnon, quelques semaines plus tard en prison, posent le contexte italien de la fin des années 1970. Le printemps 1977 qui fut marqué par de grandes manifestations et l’entrée des blindés dans Bologne marque un tournant dans la dérive répressive du gouvernement. Alors que de plus en plus de militants semblent prêts à prendre la voie de l’insurrection armée, l’État fait la démonstration de sa supériorité militaire. S’en suit une vague de répression policière et judiciaire sans précédent conduisant à l’arrestation des grandes figures de l’Autonomie ouvrière ainsi qu’à un accroissement continu de la violence de la police qui n’hésite plus à se comporter comme une véritable milice para-militaire. En face, les attentats se multiplient contre les forces de la répression. Juges et carabiniers sont les principales cibles. Rien que sur la région de la Vénétie, ce sont 302 actions de violence politique qui sont perpétrées entre janvier et octobre 1979. C’est dans ce contexte que nous plongent les deux chapitres qui composent le début du livre de Stella.
Les arrestations se multiplient, les morts aussi, poussant les figures connues du Mouvement à la clandestinité ou à l’exil. Les rêves de révolution s’éloignent tous les jours un peu plus dans cette Italie du début des années 1980. « Ce rêve collectif qui nous semblait se réaliser, le désir de construire des rapports sociaux alternatifs, de détruire les cages autoritaires qui nous enfermaient dans une vie réglée de travail, de consommation et de conformisme, paraissait se décomposer comme le corps de nos amis morts ». L’anonymat, l’impossibilité de prendre part aux actions ou même d’assister à de simples réunions est une épreuve terrible pour ceux qui, comme Alessandro Stella, feront l’expérience de la clandestinité. Beaucoup feront le choix de l’exil, vers la France ou l’Amérique du Sud, pour ne pas risquer de se faire arrêter ou simplement pour cesser de vivre avec la peur comme unique compagnie. 1979 est l’année où le gouvernement italien entre dans une guerre frontale avec l’Autonomie ouvrière, considérant les mouvements subversifs comme un ennemi à éliminer même s’il faut pour ça recourir à des moyens extra-légaux. La justice procède à des milliers d’arrestations qui déboucheront sur des centaines de peines de prison, dans des procès souvent complètement biaisés. Le plus emblématique étant celui dit du « 7 avril » où plusieurs dizaines de militants de premier plan comme Toni Negri, Nanni Balestrini, Franco Piperno ou Oreste Scalzone sont arrêtés, décimant par là même la plupart des grandes revues de l’Autonomie comme Metropoli. Pour Pietro Calogero, le substitut du procureur qui commandita ces arrestations, par ailleurs membre zélé du Parti Communiste Italien (PCI), les intellectuels du mouvement, en tant qu’idéologues influents se trouvent, de faits, responsables des attaques commises par les franges armées du Mouvement comme les Brigades Rouges. Les différents procès menés entre 1979 et 1986 seront, pour la plupart, des mascarades d’une justice qui se comporte en machine à condamner. Des peines de prison très lourdes sont prononcées, souvent sur de simples témoignages de repentis et en faisant fi de preuves matérielles et tangibles qui pourraient disculper certains accusés. Stella écope de six ans fermes. La criminalisation du mouvement, les inculpations sous l’étiquette de « terrorisme », la guerre médiatique lancée par le gouvernement et les médias bourgeois; tout cela a contribué à disqualifier cette partie de l’histoire contemporaine de l’Italie, le gouvernement ne se battant pas seulement pour éradiquer toute forme de contestation radicale mais pour empêcher l’émergence d’une mémoire « positive » de cette période. Il lui fallait faire oublier que l’on pouvait encore rêver de révolution dans une démocratie occidentale au milieu des années 1970. Quoi de mieux pour cela que de réécrire cette histoire dans la novlangue usuelle : « terrorisme », « violence », « mal-être de la petite bourgeoisie », « années de plomb », autant d’expressions qui composent ce discours dominant qu’Alessandro Stella nous invite à remettre en cause dans ce récit, subjectif, évidemment situé mais surtout précieux dans la constitution d’un contre-discours sur cette période éminemment actuelle.
Après cet excursus dans la fin des années 1970, Stella nous ramène aux origines de cette histoire, en l’année 1968. Nous sommes dans la province de Vicence, où grandit l’auteur, marqué par les luttes des ouvriers de l’usine Marzotto, du nom du comte local dont l’entreprise fonctionne sur un modèle paternaliste qui semble dater d’un autre temps et instaure une dépendance quasi-servile au patron. Dans la même vague qui saisit toute une partie de l’Europe, à Vicence, la mi-avril est marquée par une série de grèves et d’affrontements avec les carabiniers. Les ouvriers de Marzotto ne se limitent pas à des revendications portant sur leurs conditions de travail mais expriment une profonde critique des fondements même du système économique et social italien. Ceci facilite la jonction avec les étudiants et lycéens de la région qui partagent un même rejet de l’ordre social dominant ainsi que le soutien de toute une frange de la population. Cette région, réputée conservatrice et très attachée à l’Église se retrouve être l’un des berceaux de la contestation sociale qui traverse l’Italie en cette décennie: « Celle qui jusqu’alors apparaissait comme une petite ville tranquille et laborieuse, dévouée au patron, à l’Église et à la Démocratie chrétienne, se transforma en berceau de la révolte sociale ». En effet, cette province du nord de l’Italie est un bastion industriel très important, avec Turin et Milan, où le textile (Marzotto, Lanerossi) qui emploie près de 20 000 ouvriers à cette époque n’est que le deuxième secteur d’activité derrière la métallurgie. Lequel secteur sera également un terreau de la contestation, réhabilitant la vieille tradition du conseil ouvrier en passant au-delà des dissensions syndicales.
Des milliers de vies seront bouleversées, prises dans le tourbillon de la contestation, emportées par le vent de révolte qui souffle sur l’Italie. L’auteur, issu de la « classe moyenne instruite » (une mère institutrice et un père professeur de philosophie), proche de la Démocratie chrétienne, nous raconte comment, dans un milieu qui ne l’y prédisposait absolument pas, il s’engage dans le mouvement révolutionnaire qui secoue la péninsule. Un certain humanisme chrétien, une propension à l’indignation devant les injustices, un caractère anti-conformiste mais aussi et peut être surtout une époque, des lectures, des rencontres, beaucoup de rencontres. L’engagement dès le lycée permet la rencontre de militants plus âgés, l’intégration dans des groupes militants. Luttes étudiantes, ouvrières ou internationales (Pinochet, la guerre du Vietnam…), de nombreux jeunes passent leur adolescence dans les manifestations, les blocages, les assemblées ou réunions militantes. Après un passage éclair chez les jeunes du PCI, Stella rejoint en 1971 le groupe vicentin de Potere operaio, parti opéraïste fondé par Negri et Scalzone en 1969. Le groupe, pour la majorité composé d’étudiants et d’enseignants, se dissout en 1975, et Stella fonde avec plusieurs camarade le Collectif politique de Vicence.
Dans la première moitié des années 1970, le climat social se tend en Italie. Les luttes ouvrières sont de plus en plus radicales et la répression policière et judiciaire du gouvernement démocrate-chrétien se fait toujours plus violente. Les carabiniers, appuyés parfois par les groupuscules fascistes, participent activement à l’instauration d’un climat de terreur dans le pays, multipliant les « massacres d’État ». Rapidement, chez les ouvriers et militants de la gauche radicale, la question de l’armement du mouvement, qui jusque-là restait une possibilité dont on ne faisait que discuter, va s’affirmer comme l’une des problématiques centrales. Dans de nombreuses régions, le souvenir de la résistance au fascisme des années 1930 et 1940 est réhabilité, fournissant là une sorte de filiation directe avec un mouvement contestataire qui eut à faire face à un régime autoritaire. En effet, le gouvernement multiplie les attaques, souvent illégales, parfois meurtrières, contre les différentes forces de contestation, cherchant à les étouffer par tous les moyens et instaurant là une « stratégie de tension ». Au niveau international, le coup d’État de Pinochet au Chili le 11 septembre 1973, dont beaucoup redoutent une dérive similaire dans la péninsule, viendra achever de convaincre de nombreux groupes militants de la nécessité de s’armer. La banalisation de cette idée de la violence comme mal nécessaire ne se manifeste pas qu’au niveau national ou dans des groupuscules isolés : « La tension, l’escalade dans l’affrontement social étaient palpables dans le plus petit coin de l’Italie… ». Si de nombreuses organisations et de nombreux militants revendiqueront des actions « violentes », un groupe se structure au niveau national qui se spécialisera dans ce type d’actions : les Brigades rouges. Néanmoins, ce choix ne sera pas sans conséquence dans le tournant que prendra la lutte dans les années qui suivront, l’arme n’étant pas neutre pour celui qui la porte: « La dynamique psychique et relationnelle introduite par l’emploi des armes peut parvenir rapidement à corrompre des âmes nobles… ».
Stella intègre le collectif de Thiene, petite ville de la province de Vicence, en 1975, à une période où le mouvement ouvrier est au summum de sa puissance. Il y fera la rencontre de nombreux jeunes ouvriers dont Lorenzo et Angelo qui décéderont dans l’explosion de la bombe, quatre ans plus tard. De nombreux groupes, plutôt jeunes, où se mêlent ouvriers et jeunes issus de la petite ou moyenne bourgeoisie se forment un peu partout en Italie. Mêlant souvent luttes « légales » et actions plus violentes on y expérimente aussi de nouvelles formes de vies : amour libre, vie collective… « Le personnel était politique ». L’auto-réduction, pratique consistant à se saisir de ce à quoi on estime avoir droit sans en payer le « prix de marché », se diffuse dans toute l’Italie. Loyers, factures de gaz et d’électricité mais aussi supermarchés, restaurants ou concerts, ces pratiques se répandent très vite chez les jeunes prolétaires italiens, faisant souffler le vent de la révolte en dehors des usines. Des radios indépendantes sont créées à l’initiative de groupes autonomes locaux comme radio Alice créée par Franco Berardi (« Bifo »). Dans la province de Padoue, des anciens de Potere Operaio créent Radio Sherwood qui connaîtra des déclinaisons locales comme radio Sherwood 3 à Thiene. Dans ce fourmillement contestataire, des pratiques d’une autre ampleur sont également mises en place comme le « contrôle territorial de quartier » consistant à isoler un quartier de la ville au moyen de barricades et de cocktails molotov pendant un laps de temps assez court pour pouvoir y mener des actions comme les expropriations de supermarchés. De nombreux militants se font arrêter, tabasser et condamner à des peines de prison très lourdes, nourrissant une rancœur qui ne sera pas pour rien dans l’escalade de la violence de la deuxième moitié des années 1970. En effet, en réaction à l’arrestation de camarades, les différents collectifs politiques de la Vénétie (dont celui de Vicence) répondront à partir de 1977 par la pose de charges explosives dans des lieux de pouvoir comme le commissariat central de Vicence.
En 1977, le mouvement atteint un niveau d’intensité jamais atteint. Si l’Autonomie s’appuie désormais sur une multitude de groupes, de locaux, d’imprimeries, de lieux occupés, de maisons d’éditions, de journaux, de cantines… c’est l’esprit de révolte qui s’est généralisé chez des centaines de milliers d’italiens tout au long de la décennie. Une simple réforme universitaire et la plupart des grandes universités italiennes sont occupées. Un vent de révolte qui n’attendait qu’un prétexte pour se déployer secoue l’Italie. Des manifestations toujours plus offensives ont lieu, reflétant le désir de centaines de milliers de personnes d’en finir non seulement avec ce gouvernement, mais plus largement avec cette société, avec l’État et avec l’économie. Les mobilisations les plus massives et les plus dures ont lieu à Rome et à Bologne, mais dans le Vicentin comme dans la plupart des provinces italiennes, 1977 est l’année du passage à un nouveau seuil dans le mouvement contestataire. « L’année 1977 avait vu l’émergence d’un mouvement de masse libertaire, créatif et insolent, sérieux et amusant, et en même temps l’éclosion sur tout le territoire italien de groupes armés qui organisaient désormais des attentats quotidiennement. » Face à une contestation généralisée et difficilement convenable, le gouvernement italien n’hésite pas à faire intervenir l’armée, l’image la plus symbolique étant celle des chars entrant dans Bologne pour réprimer un soulèvement populaire en 1977. On assiste également à un nouveau durcissement de la répression policière et judiciaire à l’encontre des opposants. L’année 1978, marquée par l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro, président du Conseil et membre de la Démocratie Chrétienne, est celle de la radicalisation de l’affrontement entre l’État et l’Autonomie dans son sens large, laissant planer un véritable climat de guerre civile. Situation dont le gouvernement sortira vainqueur, décrédibilisant l’action radicale, mettant en prison la plupart des figures de proue du mouvement et ralliant à sa cause une bonne partie de l’opinion publique, choquée par l’assassinat de Moro. Au sein même du mouvement, composé en partie de militants issus des mouvements hippie ou pacifiste, ceci contribuera à creuser le fossé déjà grand entre les Brigades Rouges et le reste des groupes. Néanmoins les groupes locaux, par leur activisme dans les usines et les quartiers populaires, continuent d’imposer l’Autonomie ouvrière comme une force avec laquelle tout le monde, syndicalistes compris, doit composer.
Dès le début des années 1980, le sentiment d’être arrivé à la fin du mouvement est de plus en plus partagé au sein des différents groupes, Prima Linea et les Brigades Rouges étant ceux qui s’accrocheront le plus longtemps. La bourgeoisie reprend peu à peu le dessus, faisant prendre à l’Italie le tournant néo-libéral que Thatcher en Grande-Bretagne et Reagan aux USA ont amorcé. Au sein même des organisations, les différents que le climat insurrectionnel des années précédentes avait contribué à enterrer ressurgissent. Les dénonciations se font plus nombreuses, certains fuient l’Italie, chacun essaye de sauver sa peau. Stella, comme beaucoup d’autres, choisira l’Amérique du Sud. L’exil n’est pas un choix aisé. Outre le fait de quitter son pays et ses proches, il laisse un sentiment de culpabilité, celui de laisser à leur sort ceux qui n’ont pas eu ce choix et passeront les prochaines années de leurs vie en prison, payant pour les autres. Rapidement Stella rejoint la France de Mitterrand qui a publiquement exprimé sa volonté d’accueillir les militants politiques italiens à condition qu’ils déposent les armes. Beaucoup feront de même et, rapidement, plusieurs centaines d’italiens rejoindront la France.
Ernest Sanchez