Herbert Marcuse – Éros et civilisation
Herbert Marcuse, Éros et civilisation, Paris, Éditions de Minuit, 1963
Il s’agit d’un ouvrage important. Important, en dépit de ses références à la psychanalyse de Freud, laquelle est d’une part une théorie androcentrique et patriarcale [là-dessus, on lira une critique de la théorie patriarcale de l’hystérie et une critique de la théorie freudienne de l’inconscient], et d’autre part une approche naturaliste, biologisante, anti-sociologique de la psychologie individuelle – laquelle est toujours en même socio-historiquement spécifique. On prendra également avec des pincettes un certain vitalisme, même si celui-ci n’est pas moins porteur d’une émancipation chez Herbert Marcuse.
(Sur)répression
L’intérêt de Marcuse est de détourner de manière relativement émancipatrice les concepts de Freud, même s’il reste tributaire des limites de ces derniers. Ainsi, son concept de « sur-répression » conçu comme l’ensemble des « restrictions rendues nécessaires par la domination sociale » et qu’il faudrait « distinguer de la répression » (p. 42), présente l’avantage de dé-naturaliser les contraintes soi-disant naturelles : « Les institutions historiques spécifiques du principe de réalité [p.e. capitaliste] et les intérêts spécifiques de la domination introduisent des contrôles additionnels par-dessus ceux qui sont indispensables à toute association humaine civilisée. Ces contrôles additionnels naissant des institutions spécifiques de la domination sont ce que nous appelons sur-répression » (p. 44). Cependant, il continue d’appeler « répression » ce qui devrait être simplement des limites nécessaires à l’épanouissement de la subjectivité vivante – le principe d’auto-conservation, en quelque sorte : « Si un enfant éprouve « le besoin » de traverser la rue n’importe quand à son gré, la « répression de besoin » ne réprime pas de potentialités humaines, au contraire peut-être. » (p. 195). Marcuse reste un peu paternaliste (mais il s’agit d’un ouvrage des années 1960).
Une spécification du concept de principe de réalité comme principe de rendement
Marcuse dénaturalise également le soi-disant « principe de réalité » de Freud : en réalité, en prenant ce qu’il y a de plus radical dans Marcuse, on pourrait dire qu’il s’agit de la forme fétichisée (naturalisée) de l’impératif capitaliste de travailler et d’être productif. Marcuse dit d’abord que « le principe de rendement : c’est la forme spécifique du principe de réalité dans la société moderne » (p. 42), mais il précise ensuite que « les différents modes de domination […] ont pour résultat diverses formes du principe de réalité » (pp. 43-44). Autrement dit, chaque mode historique de domination sociale sécrète son propre « principe de réalité » : le « principe de rendement » au sein du capitalisme, et peut-être le « principe de don et de contre-don » au sein des sociétés de chasseurs-cueilleurs. Et ce, même s’il faudrait préciser que ces « principes de réalité » socio-historiquement spécifiques s’appliquent différemment en fonction des « classes » sociales (et du genre) : « sous sa loi [du principe de rendement], la société est stratifiée d’après le rendement économique compétitif de ses membres » (p. 50)
Le principe de rendement comme cage d’acier de l’imaginaire et des possibilités humaines
Par ailleurs, « la définition du niveau de vie d’après les automobiles, les postes de T.V., les avions et les tracteurs est celle du principe de rendement lui-même. » (p. 138), et « la tendance à reléguer les possibilités réelles au no-man’s land de l’utopie constitue un élément essentiel de l’idéologie du principe du rendement » (pp. 135-136) : le « principe de réalité » capitaliste fonctionne aussi comme une « cage d’acier » subjective, une limitation de l’imaginaire émancipateur, et au final une répression des possibilités humaines. Enfin, « la raison est la rationalité du principe de rendement » (p. 142). Marcuse fait donc une critique de la raison capitaliste [Au-delà des Lumières capitalistes]. Pour autant, Marcuse ne sombre pas dans un anti-rationalisme réactionnaire [Contre l’extrême-droite anti-Lumières], mais appelle plus loin à une réconciliation émancipatrice de la raison et de la sensibilité.
Critique d’une sexualité exclusivement génitale et/ou procréative
Marcuse critique une sexualité uniquement tournée vers la génitalité : « La transformation des instincts par le principe de réalité affecte l’instinct de vie aussi bien que l’instinct de mort ; mais le développement de celui-ci ne devient pleinement compréhensible qu’à la lumière du développement de l’instinct de vie, c’est-à-dire de l’organisation répressive de la sexualité. Les instincts sexuels conservent la marque du principe de réalité. Leur organisation s’achève par la subordination des instincts sexuels partiels au primat de la génitalité, par leur écrasement sous la fonction de procréation » (p. 46). Si Marcuse ne développe pas de critique anti-patriarcale de la sexualité, du moins critique-t-il une sexualité exclusivement génitale et/ou procréatrice, laquelle se fait souvent au détriment des femmes, et réduit la sexualité potentiellement polymorphe de tous.
Une critique non-spécifique du travail comme répressif
Il critique également le travail, mais d’une manière transhistorique (mais tout de même) : « Le travail […], c’est l’absence de satisfaction, la négation du principe de plaisir » (p. 50). Il parle même du travail comme vecteur d’une « désexualisation du corps socialement nécessaire : la libido se concentre dans une partie du corps, laissant presque tout le reste disponible en vue d’une utilisation en tant qu’instrument de labeur. La réduction temporelle de la libido est ainsi complétée par sa réduction spatiale. » (p. 53). Marcuse remarque également que le travail au sens moderne est une aliénation, c’est-à-dire une dépossession et une vente, de son temps : « En échange de biens de consommation qui enrichissent leur vie, les individus ne vendent pas seulement leur travail, mais aussi leur temps libre. » (p. 94). Marcuse parle du travail comme aliénation, à juste titre, même si c’est de manière transhistorique : « La théorie de l’aliénation a démontré le fait que l’homme ne se réalise pas dans son travail, que sa vie est devenue un instrument de travail, que son travail et ses produits ont pris une forme et un pouvoir indépendants de ce qu’il est en tant qu’individu » (p. 98). C’est vrai, mais essentiellement du travail comme « forme moderne [capitaliste] de l’activité » (Marx, L’idéologie allemande, 1845).
Critique du « surmoi » impersonnel
« Maintenant, sous le règne des monopoles culturels, économiques et politiques, la formation du surmoi adulte semble sauter l’étape de l’individualisation : l’unité génétique devient directement une unité sociale. L’organisation répressive des instincts semble être collective et le moi semble être prématurément socialisé par tout un système d’agents et d’agences extra-familiaux. Dès le niveau pré-scolaire, les « bandes », la radio et la télévision fixent le modèle du conformisme et de la rébellion » (p. 91). Même si nous critiquons l’acception psychanalytique du concept de surmoi, de manière métaphorique on pourrait dire qu’il y a une tendance depuis une cinquantaine d’années à un transfert progressif de certaines fonctions de répression du patriarche (« surmoi personnel », « concentré ») au Spectacle (« surmoi impersonnel », « diffus ») : « Puisque la domination se pétrifie en un système d’administration objective, les images qui guident le développement du surmoi se dépersonnalisent. Jadis, le surmoi était « nourri » par le maître, le chef, le patron, qui représentaient le principe de réalité dans leur personnalité concrète : durs et bienveillants, cruels et dispensateurs de récompenses, ils provoquaient et punissaient le désir de se révolte : leur rôle et leur responsabilité personnelle consistaient à imposer l’obéissance. » (p. 92) Il ne s’agit évidemment pas de regretter ce transfert partiel : le patriarche demeure une figure d’oppression, simplement cette oppression se double d’une oppression impersonnelle.
Le domaine de l’esthétique
Le chapitre IX est consacrée à une théorie émancipatrice de l’esthétique. Pour Marcuse, « esthétique […] désigne le domaine de la vérité des sens qui réconcilie […] sensibilité et intelligence, plaisir et raison. » (p. 153). Marcuse rappelle que « dans la philosophie de Kant, l’esthétique occupe une position entre la sensibilité et la morale, les deux pôles de l’existence humaine. Si ceci est exact, le domaine esthétique doit contenir des principes valables pour les deux domaines » (p. 156). Marcuse pose ainsi dans ce chapitre les « principes d’une civilisation non-répressive, dans laquelle la raison est sensible et la sensibilité rationnelle » (p. 159). Dans ce chapitre, Marcuse présente également l’esthétique de Schiller. Marcuse essaye ainsi de dépasser l’opposition entre raison et sensibilité, et ce manière émancipatrice, et non en essayant d’inféoder la raison à la sensibilité de manière réactionnaire.
Pour un érotisme émancipateur
« Un ordre non-répressif n’est possible que si les instincts sexuels peuvent, de par leur propre dynamique et dans des conditions sociales et existentielles transformées, fonder des relations érotiques durables entre les individus adultes » (p. 174). Ainsi, chez Marcuse, l’érotisme désigne davantage que la sexualité, et désigne la « pulsion de vie » s’épanouissant : « Eros, en tant qu’instinct de vie, désigne un instinct biologique plus large, plutôt qu’une vaste étendue de la sexualité » (p. 179). Pour Marcuse, la libido doit être libérée de son cantonnement aux actes génitaux (pp. 175 et suivantes), et fonder un érotisme polymorphe, notamment au travers d’un « affinement culturel de la sexualité, [de] sa sublimation en amour » (p. 175) – un amour non-exclusivement hétérosexuel-monogame –, de la « transformation […] de la sexualité en Eros » (p. 179). L’érotisme selon Marcuse est donc davantage que la sexualité génitale, davantage que la sexualité polymorphe, et même davantage que l’amour : « Il y a d’autres modes de sublimation. […] Freud les appelle des « instincts sociaux », et donne comme exemple « les relations affectueuses entre parents et enfants, les sentiments d’amitié et les liens émotionnels […] ». En outre, dans Psychologie collective et analyse du moi, Freud a mis l’accent sur le fait que, dans une large mesure, les relations sociales […] sont fondées sur des liens sublimés » (p. 181). Le problème est que chez Freud « sublimation » équivaut à « répression », et que Freud idéalise la famille et le mariage. Chez Marcuse, il semble en aller autrement : « A la lumière de l’idée d’une sublimation non-répressive, la définition freudienne d’Eros […] assure une signification accrue. L’impulsion biologique devient une impulsion culturelle. Le principe de plaisir révèle sa propre dialectique. Le but érotique de conserver tout le corps comme sujet-objet de plaisir appelle le raffinement continuel de l’organisme, l’intensification de sa réceptivité, le développement de sa sensibilité. Le but produit ses propres projets de réalisation : l’abolition du travail, l’amélioration du milieu, la victoire sur la maladie et le vieillissement » (pp. 185). Pour Marcuse, « la sublimation non-répressive est totalement incompatible avec les institutions du principe de rendement et implique la négation de ce principe » (p. 190) : elle ne peut donc être que révolutionnaire, fondée sur un dépassement du capitalisme.
L’abolition du travail comme horizon
L’abolition du travail fait également partie de l’émancipation érotique proposée dans Eros et civilisation : Marcuse propose de remplacer celui-ci par un « faire » comme érotisme polymorphe (p. 187). Marcuse poursuit avec une critique virulente du travail (même si c’est dans un sens transhistorique) : « Dans la mesure où le travail est fondé sur le report et le détournement de la satisfaction instinctuelle […], il est en contradiction avec le principe de plaisir […] Le travail […] dans la division du travail actuelle est tel que l’individu, en travaillant, ne satisfait pas ses propres instincts, ses propres facultés, mais remplit une fonction pré-établie […]. Bien sûr, il peut y avoir aussi du « plaisir » dans un travail aliéné. […] Cependant, ou bien leur plaisir est extérieur (espoir de récompense) ou bien il est dans la satisfaction (en elle-même un signe de répression) d’être bien employé au bon endroit, de contribuer pour sa part au fonctionnement de l’appareil. Dans les deux cas, un tel plaisir n’a rien à faire avec la satisfaction instinctuelle primaire. Relier des réalisations sur des chaînes d’assemblage, dans des bureaux ou des boutiques à des besoins instinctuels, c’est glorifier la déshumanisation comme un plaisir » (pp. 191-192). C’est pourquoi, avec le Comité érotique révolutionnaire comme avec Marcuse (dont il semble s’inspirer), nous pouvons conclure en disant : Libérons-nous du travail (et du patriarcat).