Notes de lecture

Bhagat Singh – Pourquoi je suis athée

 

Bhagat Singh, Pourquoi je suis athée, Toulouse/Paris, L’asymétrie, 2016

Premier des « courts classiques ou des introuvables des écrits révolutionnaires des continents asiatiques, arabe ou africain » a être publié aux éditions de l’Asymétrie, Pourquoi je suis athée est un court texte du « Che Guevara » indien, Bhagat Singh. Sa publication intervient dans un contexte précis, celui d’une vague d’assassinats de militant-e-s athées au Bengladesh. Les bénéfices de cet ouvrage seront d’ailleurs reversés au site « Mukto Mona » (Libre pensée), qui héberge plusieurs blogs athées bangladais, dont certain-e-s sont des survivant-e-s de tentatives d’assassinats. L’ouvrage des éditions de l’Asymétrie est un agréable va-et-vient entre un passé révolutionnaire et un présent réactionnaire, éclairant l’un comme l’autre.

Le premier texte est de l’équipe de Mukto Mona. Après un bref rappel de l’engagement anti-colonialiste, athée et révolutionnaire de Bhagat Singh, ils rappellent que « les athées et libres penseurs de nombreux pays en développement […] sont emprisonnés, menacés ou tués simplement du fait d’exprimer leurs pensée […]. Les blogueurs identifiés comme athées et les libres penseurs […] sont ciblés et tués par des militants islamistes radicaux » (pp. 12-13). Ainsi, depuis 2013, 8 athées ont été assassinés au Bengladesh, certain-e-s ont réchappé de tentatives d’assassinats avec de nombreuses blessures, et tou-te-s sont menacé-e-s de meurtres et/ou de viols. On trouvera un détail de cette vague islamiste anti-athées au Bengladesh dans l’ouvrage (pp. 16-18). Cela nous permet de nous souvenir qu’il n’y a que dans un petit nombre de pays où être athé-e n’expose pas à un grand danger, voire même constitue un avantage : ailleurs, dans un grand nombre de pays, être athé-e, c’est devenir un ennemi intérieur – et il ne s’agit pas d’ « athéophobie », mais plutôt de totalitarisme religionniste.

Le deuxième texte est de Shammi Haque, blogueuse bangladaise de 22 ans en exil en Allemagne suite à des menaces de mort, et de son compagnon, Ananya Azad, également exilé. Intitulé « La radicalisation religieuse. Ennemi commun à l’Inde et au Bangladesh, et instrument de diversion de classe », il fait un bilan court, mais précis, de l’évolution de cette radicalisation depuis 1992 en Inde et au Bangladesh. En effet, « un tournant s’est produit en 1992 avec la démolition de la mosquée de la Babri Masjid à Ayodhya par le Kar Sevaks ([…] aile d’extrême-droite et noyau dur du parti nationaliste hindou Bharatiya Janata Party actuellement au pouvoir en Inde), qui refit de la religion un courant politique majeur en Inde. L’extrémisme religieux en Inde a ainsi longtemps été le fait des extrémistes hindous et ce n’est que plus récemment, comme réaction à l’enchaînement des politiques et des stratégies des différents gouvernements au pouvoir que le fondamentalisme islamique a prospéré considérablement. Bien que l’Inde est faite en 1984 l’expérience massive de très violents pogroms anti-sihks (où les sikhs furent assassinés en grand nombre), les massacres d’Ayodhya ont fait réémerger la haine entre les hindous et les musulmans. La démolition de la Babri Masjid […] a déclenché une série d’émeutes et d’affrontement considérables à travers l’Inde, dont les étincelles ont traversé les frontières, au Bangladesh notamment (et au Pakistan), où la communauté portant le poids des émeutes communales, les hindous, fut également violemment attaquée. C’est également à la suite de la démolition de la Babri Masjid que débutèrent les émeutes sanglantes de Bombay et la série d’attentats à la bombe qui tua des milliers de personnes dans les deux camps. […] L’extrémisme religieux a servi de parfaite soupape de sécurité et de diversion pour la classe politique. Le renouveau et la prolifération de la Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) sont à la base de la renaissance du fondamentalisme hindou et du processus de radicalisation bipolaire en Inde. L’extrémisme religieux y a infusé comme un poison lent […] mais son intention consistait bien à change radicalement le tissu et le psychisme de la nation indienne » (pp. 20-21). Si l’article est un peu naïf lorsqu’il célèbre l’Inde comme « fondamentalement et historiquement basée sur la tolérance, le pluralisme et la célébration de la diversité » (p. 21) – souvenons-nous de la partition violente de l’Inde en 1947-1948 – et qu’il exalte sans critique le fait que « les Bengladais se sont battus pour établir un pays libre avec comme piliers la démocratie, le socialisme, et la laïcité » (p. 21) – même si tout cela est assurément préférable au totalitarisme religionniste –, il montre bien qu’il existe une montée des idéologies de crise agressives, notamment sous forme du néo-fascisme hindou des RSS. Contre cela, l’article, après un rappel de la situation catastrophique des athées et des libres-penseurs au Bengladesh, appelle à un « monde exempt de terrorisme, de fondamentalisme. Un monde où les humains ne seraient pas abattus au nom de la religion. Où les humains seraient seulement des humains, et non pas des êtres rattachés à des étiquettes religieuses tout au long de leur vie. Dans ce monde, les humanistes, athées, sceptiques, agnostiques, rationalistes et libres penseurs pourraient écrire et s’exprimer à leur guise et la liberté de pensée primerait sur les religions politiques » (p. 24)

Le troisième texte, « Réaffirmer notre histoire libertaire » de Marième Hélie Lucas, sociologue algérienne féministe, est un rappel (parfois problématique) de ce qu’en France « islamophobe » (cf. notre note de lecture de Capitalisme et djihadisme) on oublie trop souvent : « Le retour en force de l’emprise politique des religions enferme les diasporas dans une identité ethnico-culturo-religieuse syncrétique où nous sommes « assignés à » notre présumée religion ou culture, à ce détail près qu’elle est fantasmée, anhistorique, et qu’elle nous dénie en passant tout droit à la pensée et aux droits universels. […] En tant que féministes, nous avons fait l’expérience dans nos pays de nous voir opposer l’argumentaire identitaire : « Le féminisme est occidental, vous êtes des traîtres à votre pays, à votre culture et à vos origines, vous êtes vendus à l’Occident, au capitalisme et à l’impérialisme occidental, etc. ». Une simple recherche effectuée par des militantes dans les pays dits musulmans, montre que des femmes, depuis le tout début de l’islam, ont revendiqué leurs droits à l’éducation, à la liberté de mouvement, à leur autonomie financière, au célibat ou au choix de leur conjoint après des accords précis sur le contrat les liant, à la représentation politique, etc., et ont mis en œuvre des actions pour garantir ces droits. Il a donc fallu récupérer de haute lutte notre histoire féministe séculaire et nous la réapproprier, en défiant les sirènes identitaires des réactionnaires, mais aussi, il faut bien l’avouer, les sirènes patriarcales camouflées au sein de la gauche de nos pays. Et en tant que révolutionnaire, nous avons dû également confronter l’argument identitaire : « Le marxisme est une pensée occidentale, étrangère à notre culture, vous êtes des traîtres à la nation, vendus à l’Occident, etc. » Il nous faut encore une fois, pour reconquérir notre histoire révolutionnaire, rassemblée celle des nombreux agnostiques, athées et laïques de nos pays » (pp. 27-28). Ainsi, il faut faire attention que tout comme l’universalisme peut servir de masque à un projet colonialiste et/ou raciste, l’ethno-différencialisme culturaliste peut servir à conforter des oppressions au sein des pays non-occidentaux. Il faut ici différencier, contrairement à une Marième Hélie Lucas qui met Charlie Hebdo (notoirement islamophobe) et des athées bangladais dans un même sac, l’islamophobie raciste de personnes des pays non-musulmans (même sous couvert de « laïcité »), qu’il faut combattre, et un rejet légitime, nécessaire, salutaire même, de sa religion d’origine, chrétienne, musulmane ou autre. Athées du monde entier, unissez-vous pour lutter contre vos religions d’origine, et donc contre toute religion !

« Pourquoi je suis athée » est un littéraire, rhétorique, pamphlétaires, un de ces manifestes athées comme il y en a eu de nombreux au 19ème siècle et au début du 20ème siècle (citons notamment Dieu et l’État de Michel Bakounine, qu’il a lu attentivement). Le plaisir de lire un tel texte doit être laissé aux lecteurs et aux lectrices. Notons qu’il s’attaque au culte de Gandhi au sein du mouvement indépendandiste, pointe avec justesse que chaque religion prétend être « la seule vraie religion » et que l’idéologie de la réincarnation est une justification des oppressions et des inégalités, affirme magistralement que « la croyance aveugle […] prive un homme de son pouvoir de compréhension et fait de lui un réactionnaire » (p. 46), et enfin rappelle l’évidence : « Les religions, croyances, philosophies théologiques, s’accommodent fort aisément de la tyrannie et de l’exploitation des institutions, des hommes et des classes » (p. 54). On pourra, en revanche, critiquer son anthropocentrisme moderne (« le progrès humain découle de la domination de l’homme sur la nature ») et son absence d’une analyse sociale de la religion (« la croyance en Dieu se développe comme on en vient à croire aux fantômes et aux mauvais esprits »[1]), sans parler de son androcentrisme. Quoiqu’il en soit, il a surtout cette ironique déclaration : « Je me demande pourquoi votre Dieu tout-puissant […] ne convertit-Il pas les classes capitalistes à un humanisme altruiste qui les inciterait à abandonner leurs emprise sur les moyens de production, libérant toute l’humanité laborieuse du carcan de l’argent » (pp. 51-52).

« L’héritage révolutionnaire de Bhagat Singh » de Chaman Laï, historien spécialiste de Bhagat Singh, dans Economical and Political Weekly (2007), constitue une brillante synthèse de l’engagement et de l’oeuvre de Bhagat Singh. Il rappelle son « opposition radicale au capitalisme, au communalisme et au système des castes », loin d’être uniquement un anti-impérialiste (ou, pire, un nationaliste). Il montre toutefois l’admiration de Bhagat Singh pour ladite « expérience soviétique », si bien qu’en faire un « Che Guevara » libertaire, c’est sans doute trop pour un révolutionnaire s’inspirant notamment de Lénine et de 1917, et parlant sans précaution de « dictature du prolétariat » (et ce même s’il lisait également Bakounine, et qu’il lui été difficile d’avoir du recul à cette époque sur cette pseudo-révolution).  Quoiqu’il en soit, son engagement anti-colonialiste a été important, et il a réussi par son exemple à orienter provisoirement une partie des masses indiennes vers un anti-colonialisme socialement révolutionnaire (abolition des castes, du système des zamindar, etc.), au contraire de l’anti-colonialisme bourgeois et/ou réactionnaire du Parti du Congrès et de Gandhi.

L’article de Chaman Laï raconte longuement l’histoire de Bhagat Singh, et notamment son célèbre « attentat » (avec des bombes inoffensives, visant à « faire entendre les sourds ») de 1929, lequel donnera lieu à un procès utilisé comme tremplin pour diffuser aux masses un discours anticolonialiste, l’Empire britannique étant désigné comme un « régime autocratique » (p. 86) : « Deux objectifs importaient à Bhagat Singh et ses camarades devant les tribunaux et en prison : pouvoir critique le colonialisme britannique à travers les tribunaux, en les utilisant comme des caisses de résonance pour diffuser leurs idées et pouvoir exposer les brutalités du colonialisme en prison, par le recours à des grèves de la faim qui attireraient l’attention du peuple » (p. 89). Bhagat Singh, condamné, brutalement battu, n’en cessa pas moins durant ses derniers mois de s’instruire, de réfléchir, et d’écrire, notamment « Pourquoi je suis athée ». Il fut pendu en mars 1931, son cadavre étant dépecé, brûlé et enfin jeté aux fleuves pour éviter qu’il fasse l’objet d’un culte des martyrs : c’était peine perdu puisqu’il devint un héros de l’anticolonialisme, et ce jusqu’à nos jours, et malgré des tentatives de récupération nationalistes et/ou religieuses multiples (là-dessus, on critiquera Chaman Laï et son souhait naïf d’un mémorial commun au Pakistan et au nationalisme hindou). Bhagat Singh est également un héros des intouchables et des dalits indiens[2]. Au final, Bhagat Singh, « avec un groupe de moins d’une centaine de personnes, […] fit vaciller vigoureusement le plus puissant des empires […] Pattabhi Sitaramay, l’historien du [Parti du] Congrès, a dû admettre que Bhagat Singh n’était pas moins populaire aujourd’hui que le Mahatma Gandhi » (p. 105).

La note des éditeurs, en fin d’ouvrage, précise l’actualité de cette publication : « Depuis la victoire du BJP (Baratha Janata Party) aux élections générales de mai 2014 et la nomination de Narenda Modi (responsable et facilitateur des pogroms antimusulmans qui avaient entraîné des centaines de morts dans l’état fédéral du Gujarat dont il était gouverneur en 2002 […]), l’extrême droite hindoue et ses bras armés […] se livrent […] à une offensive idéologique aussi bien que biopolitique et culturelle, contre les courants progressistes ou révolutionnaires, les minorités combattantes défendant les intouchables et les opprimés, les syndicats de travailleur-se-s, dans la rue, à l’Université comme dans de nombreuses strates de la société. En cette année 2016, mises en examens pour sédition […] ou pour blasphème (comme celles de l’écrivain et activiste anticastes Kancha Illaiah, auteur de Why I Am Not a Hindu et de Buffalo Nationalism : a Critique of Spiritual Fascim […]) intimidations et violences (comme pour l’infatigable militante intouchable Soni Sori, de nombreuses fois battue et violée, et cette fois-ci brûlée au visage à l’acide avec sa fille de 10 ans), arrestations arbitraires […], pressions et chicanes de toutes sortes ([…] retrait de la vie littéraire de l’écrivain tamoul Perumal Murugan après des autodafés de son roman mettant en scène des amours entre différentes castes) se sont multipliées. Et cela sans compter les multiples agressions et sévices à l’encontre de très nombreux anonymes […] ou les assassinats de […] musiciens et chanteurs soufis défendant une spiritualité ouverte et multiple. C’est dans ce contexte que les extrémistes hindous cherchent à instrumentaliser et neutraliser la figure de Baghat Singh […] Ainsi en mars 2016, l’historien et linguiste Chaman Laï, dont nous avons traduit la postface pour ce recueil, invité […] à faire une présentation de son travail considérable sur Bhagat Singh […] a vu son exposé interrompu par une bande de nervis, qui provoquèrent une bagarre générale » (pp. 114-116). On comprend mieux l’intérêt de ce livre, dans un tel contexte. Les éditeurs nous invitent également à une relecture des anarchistes et des féministes chinois-e-s, japonaises ou coréen-ne-s : ces courants révolutionnaires ne sont pas des chasses-gardées occidentales, et doivent être redécouverts dans une époque marquée par une idéologie du « choc des civilisations » et un ethno-différencialisme diffus. Au final, cet ouvrage est un premier jalon de cette (re)découverte des courants révolutionnaires non-occidentaux, qu’on poursuivra au travers de nos notes de lecture des ouvrages des salutaires éditions de l’Assymétrie.

Armand Paris

[1] Ou encore, lorsqu’il déclare d’une manière feuerbachienne : « En ce qui concerne l’origine de Dieu, je pense que l’homme a créé Dieu selon son imagination quand il a réalisé ses faiblesses, ses limites et ses lacunes ». On pourra lui opposer cette sentence de Marx : « La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. Abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la reli­gion est l’auréole. La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recou­vraient, non pour que l’homme porte des chaînes sans fantaisie, désespé­rantes, mais pour qu’il rejette les chaînes et cueille la fleur vivante. La critique de la religion détruit les illusions de l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme désillusionné parvenu à l’âge de la raison, pour qu’il gravite autour de lui-même, c’est-à-dire de son soleil réel. La religion n’est que le soleil illusoire qui gravite autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même. C’est donc la tâche de l’histoire, après la disparition de l’Au-delà de la vérité, d’établir la vérité de ce monde-ci. C’est en premier lieu la tâche de la philosophie, qui est au service de l’histoire, une fois démasquée la forme sacrée de l’auto-aliénation de l’homme, de démasquer l’auto-aliénation dans ses formes non sacrées. La critique du ciel se transforme par là en cri­tique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. Là-dessus, on lira Marx et la double structure de la religion.

[2] Au sujet des castes, on lira Gail Omvedt, Understanding Caste : From Buddha to Ambedkar and Beyond (2012) et Aloysius Irudayam, Jayshree Mangubhai, Dalit Women Speak Out : Caste, Class and Gender Violence in India (2007).

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