Libérons-nous du travail. En partant du Printemps 2016 – Comité érotique révolutionnaire
Comité érotique révolutionnaire, Libérons-nous du travail, en partant du Printemps 2016, Paris, Éditions Divergences, 2016.
Le slogan « Contre la loi « travaille ! » et son monde » a servi de point de ralliement à toutes les composantes du mouvement contre la loi El Kohmri, qui considéraient que combattre celle-ci impliquait de combattre « son monde ».
On peut néanmoins comprendre ce slogan de bien des manières. Il peut s’agir de s’opposer à ce projet de loi, et son monde, en un sens qu’on pourrait dire « journalistique » : les personnes et les réseaux nommément à l’œuvre. Ou il peut s’agir de s’opposer à la loi qui voudrait que l’on ait impérativement à travailler, et au monde qui l’accompagne. Dans ce cas, il faut comprendre les idées de loi et de monde dans un tout autre sens. C’est dans cette perspective que fait pencher le Comité érotique révolutionnaire [CER].
S’inspirant du marxisme hétérodoxe — en particulier du jeune Marx et de la critique de la valeur —, de la théorie critique, et du situationnisme, le Comité signe un manifeste qui vise à donner une perspective théorique au mouvement contre la loi « travaille ! », et notamment à « cet ensemble bariolé et hétéroclite que fut le cortège de tête » — là où « nous avons pu ressentir l’expression du refus catégorique de ce monde et la volonté rageuse d’en imaginer de nouveaux où les termes de travail, État ou argent seraient renvoyés aux poubelles de l’histoire » (p. 10).
Cette mise en perspective intervient alors que les manifestations ont cessé sur le terrain de cette loi, et que les élections sont arrivées. Le manifeste ouvre de nouvelles voies pour tou-te-s celles et ceux qui ont refusé de s’arrêter en septembre dernier. Il permettra peut-être aussi à certain-e-s n’ayant pas pu prendre part au mouvement de 2016 de se faire une idée quant à sa signification. À ceux qui y ont pris part, ils pourront y trouver des phrases exprimant ce qu’ils ont vécu, des perspectives et critiques des différentes composantes du « mouvement », et des idées pour approfondir la brèche ouverte le printemps dernier.
L’argumentaire du CER se déroule comme suit : le travail est une structure fondamentale du capitalisme. Rarement les mouvements sociaux cherchent à s’en défaire, d’où leurs échecs face au capital. Pourtant, le travail est une négation des subjectivités, il est une forme contingente et récente de l’activité humaine, avec lui viennent un cortège de nuisances (économie, État, politique, police, loisirs).
Le travail n’est néanmoins pas sans failles, il est sujet à des crises structurelles et provoque des crises des subjectivités. D’où l’existence de résistances au travail depuis son émergence. Il faudrait donc s’appuyer sur ces crises et ces résistances pour réaliser un monde au-delà de celui du travail, par l’attaque et la construction de formes politiques réalisant le dépassement du travail et son monde (l’économie, l’État, la politique, l’exploitation, le patriarcat et le racisme).
Autrement dit, il faut adopter une perspective révolutionnaire, qui ne vise pas la prise du pouvoir, pour enclencher une « transition » vers un monde meilleur. Il faut envisager la révolution comme une destruction du pouvoir, laquelle reposerait sur des manières d’agir et d’être qui préfigurent le monde que l’on veut faire advenir.
Ci-après, un déroulement plus détaillé, citations à l’appui, du raisonnement :
1) La structure fondamentale du capitalisme, c’est le travail ; or, c’est très rarement que les mouvements sociaux questionnent le travail. Très souvent, ils l’acceptent comme le cadre dans lequel inscrire leurs revendications. Ce serait une mauvaise habitude dont il faudrait se défaire, tant le travail est le pilier indiscuté du capitalisme : « s’il y a bien une chose que le capitalisme parvient depuis des siècles à graver dans les crânes c’est bien l’absolue nécessité de travailler. De fait, le travail se trouve être le moyen par lequel nous nous rapportons aux autres, notre droit d’entrée dans cette société, notre droit de nous loger et de nous nourrir, notre droit de vivre. Refuser le travail ou ne pas en trouver, c’est se voir refoulé aux marges de la société, c’est devoir acter de son inexistence sociale » (pp. 8-9).
2) Pourtant le travail est une forme de l’activité humaine particulièrement négative pour les subjectivités. Nous sommes tou-t-e-s vu-e-s comme « chair-au-travail » (p. 14), dans « une société de travail sans travail », où l’on entre dans « une guerre de tous contre tous » pour l’obtention d’un travail qui nous fera souffrir : « Travailler, c’est souffrir de devoir quotidiennement se vendre comme marchandise productrice de biens-marchandises ou de services-marchandises, ou revenir chez soi comme une marchandise n’ayant trouvé aucun preneur, et être déprécié médiatiquement de ne pas être un esclave rentable du capitalisme » (pp. 14-15). Travailler, c’est se soumettre à des ordres, à un « impératif absurde » de rentabilité, s’exposer aux harcèlements, humiliations et autres souffrances. Le travail nous empêche de « pouvoir vivre pleinement » (p. 15). Il s’en suit que la « loi « travaille ! » contre laquelle nous nous sommes soulevés au printemps n’est qu’un ultime approfondissement du travail comme souffrance intrinsèque » (p. 16). Travailler est nécessairement une souffrance car il implique de se vendre comme marchandise et de soumettre son activité à un impératif extérieur, par quoi on s’oublie soi-même comme être désirant. Pourquoi donc tout le monde travaille ? Parce qu’hors du Marché, il n’y a plus de possibilités d’existence. Le travail est une « prostitution contrainte » (p. 18). Le résultat, c’est la réification des subjectivités, soit le fait de se considérer soi-même comme une chose, de penser « son existence en termes de travail, de carrière, de promotion, et des moyens machiavéliques d’y parvenir » (p. 19). Donc « cette transformation de nous-mêmes en moyens et en instruments de production de choses mortes, cette destruction du monde-de-la-vie pour une finalité absurde, tout ceci constitue une négation de nos désirs, de notre subjectivité vivante, donc de nous-mêmes » (p. 19).
3) En plus d’être aliénant, le travail est une forme historiquement contingente de l’activité humaine, une structure fondamentale du capitalisme : « Sans travail […] pas de production de marchandises, pas de vente de marchandises, par d’argent, pas de plus-value, pas de capital, pas de capitalisme » (p. 22). C’est un élément fondamental parce qu’il permet la plus-value : on est « contraints de travailler quotidiennement pour toucher un salaire afin d’assurer notre survie augmentée de mauvaises marchandises, et ensuite de travailler gratuitement le reste des heures de travail pour produire une plus-value » (p. 22-23). C’est le résultat d’un long processus historique violent : « Les êtres humains ont été progressivement dépossédés au cours des derniers siècles de leurs moyens de satisfaire de manière autonomisante leurs besoins et leurs désirs, et ce au travers de l’expropriation sauvage, de la conquête coloniale, de l’expulsion du fait de l’incapacité de payer leurs dettes et/ou leurs rentes, de la concurrence infernale, etc… […] Tout a été approprié comme propriété-marchandise, et nous n’avons plus rien. » (p. 24). Le travail naît avec l’économie, « fille de la révolution militaro-étatique » et de la « commercialisation contrainte » et « généralisée des relations agraires ». C’est au titre de ses impératifs que nous sont imposées des conditions de vie misérables et un travail rythmé par des cadences toujours plus insoutenables. Mais malgré la réalité de la domination économique, elle reste un « fétiche », reproduit par nos actions quotidiennes de travailleurs. Il suffirait d’arrêter de travailler pour que sa domination s’effrite.
4) Qu’entendre par le travail « et son monde » ? D’abord, les divisions hiérarchiques du travail, notamment en classes, en genres (l’Homme producteur et la Femme reproductrice de la force de travail), en nations et en « races », mais aussi entre prolétaires et cadres (privés ou publics, puisqu’enseignants, militaires, policiers ou agents de pôle emploi ne font en fait qu’encadrer). Un autre élément de ce monde, c’est l’État, en tant qu’ « administration pénitentiaire du camp de travail national ». Il faut citer in extenso ce passage brillant : « Max Weber parlait de l’État comme une « vaste prison confortable » : […] l’État […] est effectivement une prison, ou plutôt l’administration pénitentiaire du camp de travail national aux moyens de gardes-policiers, des juges, des rédacteurs du règlement (parlementaires), des aumôniers (religieux, éducateurs et autres pacificateurs sociaux) et des autres fonctionnaires pénitentiaires. L’État, ce Léviathan, est ainsi une machine d’encadrement du travail, et ce dès son émergence historique. Chaque État doit faire travailler ses sujets au nom de l’Économie Nationale, de sa grandeur et de sa compétitivité, tantôt aux moyens du « dialogue social », de la « collaboration » entre exploiteurs et exploité-e-s, tantôt à coups de matraque et de gaz lacrymogènes. » (p. 31). Pourquoi l’État se donnerait-il toutes ces peines ? Réponse : « L’État n’est en réalité qu’un jumeau de l’économie, l’autre face d’une même pièce, son serviteur en même temps que son cavalier : l’État a besoin de l’économie et de son argent pour financer son armée, sa police, ses dirigeants et sa bureaucratie, mais aussi fournir un minimum de services à ses sujets pour qu’ils ne se révoltent pas, et réciproquement, l’économie a besoin de l’État pour garantir ses contrats, ses propriétés, ses marchandises et son exploitation des subjectivités vivantes au travers du travail » (p. 32). Là intervient la politique, la sphère d’activités par lesquelles « nous pouvons depuis un certain temps et occasionnellement élire une partie (seulement) de nos administrateurs pénitentiers. Ils proposent chacun-e une gestion un peu différente de notre prison : certains proposent d’expulser des prisonniers « étrangers » au profit des prisonniers « nationaux », d’autres qu’il y ait davantage de « sécurité », d’aucuns une libéralisation des échanges de prisonniers, de marchandises et de capitaux entre camps de travail nationaux, et même certains de rendre notre prison nationale « plus juste », « plus humaine » et/ou « plus écologique » ! Et ce, même si leur pratique est relativement identique (austérité, répression, réformes) puisqu’il s’agit de gérer une même prison en fonction des mêmes objectifs : faire en sorte qu’il n’y ait pas de révoltes des prisonniers, aux moyens d’une dose variable de répression et de misère matérielle […], faire en sorte qu’il n’y ait pas trop de déficit du budget pénitencier […], et surtout faire en sorte qu’il y ait une croissance et une profitabilité maximum du camp de travail national » (p. 33). On a d’ailleurs tous déjà entendus que la société des loisirs venait abolir celle du travail. Mais il n’en est rien, le loisir est « une continuation séparée du travail, et non son contraire » : « C’est l’impératif de consommer en soirée et en week-end des miettes de ce qu’on a produit en journée et en semaine. C’est l’obligation de consommer sous forme de spectacle ce qu’on n’a pas pu vivre à cause du travail et de son monde – l’amour, l’amitié, l’aventure. C’est un emploi du temps organisé comme celui du travail, avec des activités-marchandises – sport, cinéma, programmes télévisés – qu’on achète et qu’on effectue de telle heure jusqu’à telle heure […]. C’est l’injonction de se mettre en spectacle au sein des réseaux sociaux et des lieux publics […] – être cool, pas critique, être fun, pas spontané, être branché, pas singulier ». Le loisir c’est donc une « organisation capitaliste du hors-travail aux moyens du Spectacle » visant à « l’impossibilité de toute situation, c’est-à-dire de toute expérience individuelle ou collective véritablement subjective, spontanée, hors-des-clous », c’est « une immense série de divertissements, visant à nous divertir, nous détourner de toute révolution contre l’ordre monstrueux du travail » (pp. 35-36).
5) Le travail connait une crise structurelle et subjective. Comme le dit le CER, « en raison d’une saturation tendancielle des marchés et d’une compétition généralisée pour vendre ses marchandises, réduire ses coûts », chaque entreprise est conduite à « substituer du « travail vivant » (des travailleurs) par des machines-robots » (p. 40). D’où un chômage technologique croissant, qui provoque une baisse de la demande, et génère des situations de crises. Quant au travail restant, sa soumission aux règles de l’économie (compétitivité, productivité) et les menaces constantes de crises font qu’il est encore plus aliénant. Entre bullshit jobs et services pour bourgeois, le Salut n’est pas là.
6) Lui font face des résistances, de la part des « subjectivités vivantes », c’est-à-dire la part dans chacun-e s’opposant à une autre part, celle « modelée par l’idéologie du travail » (p. 46). Cela explique l’ambiguïté des luttes autour du travail : on le désire et on l’abhorre en même temps. Mais, soutient le CER, « Le travail a toujours été détesté » (p. 48) : depuis les expulsions des paysans anglais de leurs terres au 17ème siècle, soit leur prolétarisation, l’invention des usines, du machinisme, du taylorisme et du fordisme, et jusqu’aux années 60-70 et au « Printemps 2016 ». Le CER ajoute : « La lutte contre le travail doit d’ailleurs dialectiquement être une lutte contre son envers nécessaire, le labeur ménager, assigné depuis des siècles aux femmes » (p. 50). Cette lutte contre le travail n’est pas dénégation de l’importance des nécessités matérielles, mais une autre manière d’envisager la façon d’y subvenir : « Qu’il faille s’alimenter, se vêtir, se loger, s’épanouir dans des activités diverses, certes, mais cela n’est pas du travail en général, du travail sans phrase, du travail contraint en même temps que borné à certains gestes, c’est une multiplicité incommensurable du faire et de l’agir humain, un déploiement de sa puissance d’agir, une satisfaction de ses désirs (y compris « élémentaires »), individuellement comme collectivement » (p. 50).
7) Il découle des arguments précédents qu’on ne peut plus espérer améliorer la situation sans remettre en cause les structures qui la sous-tendent : « Le réformisme « progressiste » est mort, il n’y a plus qu’un sous-réformisme de cogestion de crise, seule une optique résolument révolutionnaire est désormais réaliste » (p. 54). Pour cela, il faut penser « au-delà des mouvements », en prêtant attention aux liens qui s’y créent, et en faisant en sorte que ces liens préfigurent le monde que l’on désire : la « commune ». Celle-ci est un « rassemblement auto-organisé », fait de « relations horizontales non-marchandes, d’une solidarité collective et d’un imaginaire commun contre-et-au-delà de l’économie et de l’État ». Elle « n’est pas un horizon lointain précédé d’une transition sans fin, elle l’est d’emblée ou jamais, elle n’est pas une fin séparée des moyens de l’attendre » (p. 55). Concrètement, cela signifie qu’il faudrait bloquer les flux de l’économie, se rendre ingouvernable, et aller vers une « réappropriation massive, autonome, non-capitaliste, communisante des moyens de production, des ressources, des stocks, des logements et des espaces cultivables » (p. 56). Le dépassement du travail se fera par l’élaboration d’autres formes de l’activité : « Au sein d’une société au-delà du travail [l’activité] part des désirs des subjectivités vivantes de faire telle ou telle activité, elle s’organise collectivement sur cette base, et elle permet en retour de satisfaire les désirs et autres besoins des subjectivités vivantes » (p. 57). Ce dépassement doit être accompagné par les dépassements de l’économie, de l’État, de la politique, du patriarcat et du racisme. Les outils de ces communes ne devront pas menacer l’environnement, les individu-e-s de la commune ou celleux d’une autre commune. Pour y parvenir il faudrait détourner les infrastructures détournables, de même pour les techniques : « Il en résultera un univers matériel de techniques et d’infrastructures convivables, autonomisantes, non-destructrices, et de communes de taille humaine, un monde-de-la-vie au lieu d’un monde mortifère » (p. 61).
8) Tout cela suppose « de parvenir à tenir ensemble l’amplitude des mouvements de masse et la dimension plus offensive des positions radicales, dans l’hétérogénéité d’une composition susceptible de permettre en même temps de défaire et de construire » (p. 65). D’un côté, il faut accepter les modes d’action les plus radicaux, de l’autres les groupes qui sont porteurs de ces modes d’action se doivent « dès à présent d’être rejoignables, c’est-à-dire de laisser la possibilité à quiconque souhaiterait nous rejoindre de le faire sans qu’il ait nécessairement à être notre ami. C’est pourquoi nous avons besoin de dispositifs émancipateurs qui tout en faisant du refus de l’État et de l’économie leurs principes d’action permettent à celui ou celle qui souhaiterait ou se verrait dans l’obligation d’opérer un tournant radical dans sa vie de pouvoir le faire » (p. 66).
Benjamin G.